Éléments et théorie de l'architecture.

Julien Guadet - Tome I, Paris, 1901, Éditions Aulanier.



LIVRE PREMIER


INTRODUCTION AU COURS DE THÉORIE DE L'ARCHITECTURE

LES

ÉTUDES PRÉPARATOIRES

Instruction préalables. - Instruments.
Dessin d'architecture - Dessin en général.





CHAPITRE PREMIER

INSTRUCTION PRÉALABLE



SOMMAIRE. - Nécessité d'études préalables. - Instruction générale. - Études scientifiques ; mathématiques ; géométrie descriptive. - Applications à l'architecture. - Tracé des ombres. - Notions de perspective. - Le dessin et le modelage.


     Jeune homme, l'âge est venu de choisir une profession vous vous êtes décidé pour l'architecture. C'est bien ; si cette carrière est difficile entre toutes, cet art est du moins très beau, il est par excellence l'art utile et l'art créateur ; il est aussi, plus qu'aucun autre, l'art des longues études, du savoir multiple, des sérieuses méditations.

     Mais vous êtes impatient et, je l'espère, enthousiaste : vous avez admiré nos cathédrales, nos châteaux, nos théâtres, nos palais de justice, nos hôtels de ville, et, dès demain, vous rêvez de composer à votre tour des édifices merveilleux, de jeter sur le papier des plans de monuments qui seront la symphonie de la pierre et du marbre.

     Doucement. - Ce n'est que dans les romans qu'on voit des éclosions spontanées de génies qui devinent tout sans avoir rien appris, et dépassent, par simple intuition, tous les efforts et tous les résultats de l'expérience. La réalité est plus austère. Les grands artistes, les hommes de génie en tête, ont toujours été les hommes des longues et profondes études, formés par une discipline rigoureuse de l'intelligence, s'identifiant patiemment les éléments, les moyens, le patrimoine acquis de leur art, s'élevant de la faculté de comparer au droit de choisir, parvenant enfin à l'originalité puissante, cette gloire de l'artiste, par la supériorité du savoir, la rigueur de la méthode, la trempe de l'esprit, la progression dans l'amour de leur art, à mesure qu'ils en pénétraient de plus en plus, et chaque jour davantage, les plus intimes beautés.

     Vos études seront longues, sachez-le bien ; elles seront d'ailleurs de plus en plus attachantes, et si les débuts en sont parfois arides, si toujours elles doivent être élevées et difficiles, plus tard du moins elles ne vous présenteront que de nobles et attrayantes difficultés - pourvu que la base en soit solide, que le point de départ en soit bien orienté. Il est donc nécessaire que vous connaissiez vous-même le plan de vos études, les étapes de la route à parcourir. Effrayé, il est temps encore de vous dédire : si vous persévérez, votre effort sera conscient, et vous aurez virilement mérité les jouissances que l'art réserve à ses fidèles.


     Et d'abord, à l'architecte, il faut un savoir préalable qui n'est pas l'architecture encore ; ce sera le bagage et le fourniment. Vous avez fait, au lycée ou dans une école, des études générales assez bonnes, je suppose ; vous étés bachelier, deux fois, peut-être. Tant mieux ; les études littéraires vous serviront directement, car, plus tard, vous aurez autant à écrire qu'à dessiner ; surtout, elles vous ont ouvert l'esprit, vous ont appris à penser ; votre intelligence s'est élevée, vous saurez lire avec fruit, raisonner avec méthode, réfléchir par vous-même et discerner la vérité du paradoxe ou du sophisme. Que si cette base première vous fait plus ou moins défaut, rien n'est perdu, mais vous aurez à assurer par vous-même la culture de votre intelligence. Ayez seulement de votre art une assez haute idée pour comprendre que la lecture d'une tragédie de Corneille n'est pas sans profit pour l'architecte.

     Avec les sciences, nous touchons plus immédiatement, tout au moins plus visiblement, à l'architecture. Les études scientifiques habituent à la logique et à la rigueur du raisonnement ; elles développent la faculté d'enchaînement des idées, elles suggèrent la méthode, elles sont la saine gymnastique d'un esprit qui veut analyser et vérifier, elles créent la volonté de l'examen et du contrôle. Pascal déniait la faculté du raisonner à qui n'était pas quelque peu géomètre. Pratiquement, d'ailleurs, la science vous sera nécessaire dans vos études, nécessaire dans votre carrière ; toutefois, son rôle sera secondaire, car ce n'est pas elle qui vous donnera l'imagination, l'ingéniosité artistique, l'invention ni le goût ; mais, sans elle, vous ne pourriez qu'imparfaitement mettre en valeur ces qualités, réaliser vos conceptions, ni même les étudier à fond. Puis, par une loi impérieuse de progrès dans tout ce qui intéresse là vie humaine, notre architecture devient chaque jour plus scientifique, et vous serez des arriérés si vous ne devenez pas plus savant que nous qui sommes plus savants que nos devanciers.

     Soyez d'abord mathématicien le plus que vous pourrez ; au minimum, il vous faut l'arithmétique, la géométrie, l'algèbre élémentaire ; la géométrie surtout vous sera indispensable, car votre art agit avant tout sur des surfaces ou des volumes géométriques, et il serait bien téméraire d'aborder l'étude de l'architecture avant de posséder cette science. Vous devrez apprendre aussi la trigonométrie, la géométrie analytique (courbes du second degré), la statique et, s'il se peut, les éléments de l'analyse. Ces dernières sciences ne vous seront pas indispensables au début de vos études, et vous pouvez les réserver pour un peu plus tard. Cependant, comme tout cela peut s'apprendre partout, mieux vaut compléter tout d'abord, s'il se peut, votre bagage mathématique, car une fois familier avec les études essentiellement concrètes de l'architecture, vous deviendrez plus rebelle à l'abstraction, qui est l'essence des mathématiques.

     Partout aussi vous pourrez étudier la physique générale et acquérir des notions de chimie. Sachez-en le plus que vous pourrez, sans toutefois y dépenser trop d'un temps que d'autres études réclament. Les principes fondamentaux et les grandes lois vous suffiront quant à présent, et vous étudierez plus tard les particularités qui se rattachent plus directement à votre art.

     Mais une science que vous devrez étudier de la façon la plus approfondie, c'est la géométrie descriptive. Malheureusement, l'enseignement en est peu répandu, et ordinairement trop sommaire pour vous. Il vous faudra compter beaucoup sur vous-même pour l'étudier, avec un bon traité pour guide. Cette science n'a, en réalité, rien, de difficile pour qui possède la géométrie élémentaire ; ce n'est, à proprement parler, qu'une méthode de représentation ; mais avec elle commence l'habileté de la main, et comme dessin linéaire rien ne vaut l'exécution parfaite des épures de géométrie descriptive.

     Sachez bien que tout ce que vous dessinerez, vos plans, vos façades, vos coupes, ce sera de la géométrie descriptive, souvent très simple, parfois assez difficile. Certes, on s'en est longtemps passé, puisque cette science ne date que d'un siècle, et les grands architectes d'autrefois n'en dessinaient ni moins bien ni moins exactement. Il leur manquait seulement la clef méthodique des procédés qu'ils employaient empiriquement, et leur mérite n'en était que plus grand : vous à qui est donnée cette facilitation qui leur faisait défaut, sachez en profiter, et pour cela non seulement étudiez la géométrie descriptive, mais pratiquez-la.

     C'est en effet une science de pratique, et tout en apprenant la théorie, vous devez vous exercer à son application. N'étudiez aucune question sans faire vous-même rigoureusement l'épure correspondante, sur des données différentes de celles de l'épure de votre livre. Vous vous ferez ainsi vous-même un atlas personnel de géométrie descriptive, et en même temps vous aurez pris l'habitude du tracé rigoureux et correct, du dessin précis et inflexible.

     Habituez-vous aussi à saisir les applications architecturales de cette étude. La géométrie descriptive vous parlera théoriquement de lignes, de plans, de cylindres, de cônes, de sphères : à vous de trouver les exemples. Ainsi, dans les toitures vous verrez les intersections de plans ; l'intersection d'un parallélépipède par un plan oblique se réalisera par la pénétration d'une souche de cheminée dans un toit ; dans les voûtes, les fûts du colonnes, vous trouverez. des exemples applicables aux divers problèmes sur les cylindres, les cônes, les sphères ; vous découvrirez les surfaces de révolution dans les bases et chapiteaux des colonnes, etc., etc. Et ainsi, dans vos promenades même, vous commencerez à voir l'architecture non plus seulement comme un curieux inconscient, mais déjà avec quelque compétence pour analyser les éléments et ses moyens. On a tellement reconnu la nécessité de cette étude, que, depuis quelques année, on demande, pour l'admission à l'École des Beaux-Arts, une épure de projections architecturales, comme application de la géométrie descriptive.

     Exercez-vous particulièrement aux problèmes qui visent le tracé des ombres, sans quoi vous ne sauriez plus tard étudier ni rendre les effets de saillies et le relief de vos compositions.

     Mais je regarderais comme prématuré d'étudier dès maintenant les applications spéciales de la géométrie descriptive comprises sous le nom de stéréotomie - coupe des pierres et charpente ; - il faut, pour ces études, quelques notions d'architecture que vous ne possédez pas encore.

     Si vous le pouvez, apprenez quelques premiers principes de perspective. Ce n'est pas d'une urgence immédiate ; et d'ailleurs la perspective est bien peu de chose à apprendre quand on connaît bien la géométrie descriptive et les formes de l'architecture. Mais, d'un autre côté, il n'est vraiment pas possible de dessiner si l'on ne possède pas les premières notions de la perspective.


     Mais, direz-vous, on me parle de lettres, d'histoire, de sciences, - et le dessin ? Je ne l'oublie pas, croyez-le bien, mais l'ai voulu vous exposer d'abord les parties plus sévères de vos études : je veux que vous sachiez que le droit aux études artistiques, ce charme privilégié, est une récompense qu'il faut avoir méritée.

     Du dessin, une seule chose est à dire : vous ne serez jamais assez dessinateur. Étudiez le dessin d'une façon sérieuse et sévère, non pour faire des images agréables, mais pour serrer de près une forme et un contour ; apprenez à connaître votre modèle, quel qu'il soit, à le rendre fidèlement ; soyez, en un mot, un dessinateur loyal, chose plus rare que vous ne pensez. Seule l'étude du dessin vous rendra sensible aux proportions, à ces nuances extrêmement délicates qui défient le compas et que l'œil cependant perçoit ; elle vous donnera la fécondité, l'imagination, la richesse artistique. Cela est si vrai que, par un phénomène constant, nous voyons toujours les plus habiles dessinateurs devenir les compositeurs les plus féconds, les plus doués d'imagination et d'ingéniosité, aussi bien pour concevoir les dispositions d'un plan que pour projeter une façade décorative ; et cela doit être, car en art tout se tient, et le dessin est la pierre angulaire de tous les arts.

     Et, sachez-le bien, vous n'arriverez à bien dessiner l'architecture, à bien exécuter un dessin géométrique, que si vous êtes suffisamment dessinateur, au sens ordinaire du mot. En voulez-vous la preuve ? Supposez deux architectes mesurant un même motif d'architecture, d'architecture purement géométrique, sans ornementations ni sculptures. Tous deux ont apporté la même précision dans leurs relevés, la même exactitude dans leurs tracés ; mais l'un est dessinateur, l'autre non. Le dessin du premier sera la représentation fidèle et vraie du modèle, celui du second n'en rendra ni le caractère ni la forme même.

     L'étude du dessin se complétera par celle du modelage, autre forme du dessin ; car, en dessinant, en modelant, ce n'est pas la main qu'on exerce, c'est l'œil, la faculté de voir juste et vrai ; seulement, tandis que le dessin vous apprend à voir l'apparence des objets, le modelage vous apprend à en voir la réalité, et vous prépare plus directement encore au sens de l'architecture.

     Quant au dessin géométral ou d'architecture, j'en parlerai plus loin.


     Tel est, dans son ensemble, le plan des études préparatoires, études qu'on peut faire partout où se donne l'enseignement secondaire. Il n'est point besoin pour cela d'une école spéciale, il vaut mieux, au contraire, n'aborder l'étude de l'architecture que bien armé de ces études préalables. Et alors, l'esprit préparé à la méthode qui régira plus tard vos études, vous serez également intéressé par leur côté scientifique et leur côté artistique, et vous pourrez faire de rapides progrès, car vous n'aurez ni mauvaises habitudes à perdre, ni débuts défectueux à oublier vous aurez marché droit dès le départ, et, pour continuer de suivre la ligne droite, il vous suffira de marcher devant vous.