Frise

M E M O I R E
I N S T R U C T I F



P O U R faire les Devis, Desseins, Plans, Marchez
& Réception des Orgues.


Où l'on verra comment les Facteurs d'Orgues & les Traitans doivent se régler & stipuler pour éviter les contestations & procès qui pourroient survenir.

Détail des orgues que j'ai fait dans plusieurs Villes du Royaume & autres Principautez Souveraines ; Sçavoir, dans les Evêchez de Toul, Metz & Verdun, sur la Meuse & la Sarre, en Lorraine & dans la Principauté de Dombes.



P R E M I E R E M E N T .


I. U N E Orgue qui est un huit pieds à trois claviers, positif & écho, posée dans l'église de l'Abbaye de Bouzonville, Ordre de Saint Benoit, dans la Lorraine Allemande, à trois lieuës de Sarloüi & à sept de Metz ; les Experts sont Monsieur Evrard, très-habile Organiste de la Paroisse de Thionville à sept lieuës de distance, plus le Reverend Pere Dom Gabriel Briffaut, Sous-Prieur dudit lieu, & Organiste ; ils m'ont donné une gratification pour marque de leur entiere satisfaction comme on peut le voir dans le Certificat, reçu le premier Avril 1717.

     J'Ay colé un billet sur le portevent de cette Orgue ; les Lutiers mettent bien leur nom dans un Violon, qui est un petit instrument, en comparaison d'une Orgue, & presque dans tous les bons Clavessins le nom du Facteur y est. Ce n'étoit pas tant par raport à moi, que pour faire plaisir au R.P. Prieur, pour que l'on sçache qu'il l'avoit fait faire sous son Prieuré ; car toutes les personnes qui font faire des ouvrages distinguez du commun, sont ravis, mais avec justice, d'y faire mettre leurs Armes, & ceux qui n'en ont point y mettent leur nom ; & sans être sollicité dudit Pere Prieur, étant un Religieux d'une grande probité, je conçu le billet en ces termes : Cette Orgue que voici a été faite par Cristophe Moucherel, Tourneur & Menuisier, sans avoir jamais appris, pour la premiere de sa vie, sous Dom Philippe Loumon, Prieur pour lors de cette Maison, le premier Avril 1717.

     Cette Orgue fit bien du bruit dans Metz, & c'est pourquoi je vais faire un petit récit de la manière que je l'entrepris car l'on disoit que j'étois bien hardi & bien témeraire d'entreprendre un huit pieds sans voir jamais fait aucune Orgue que de petites bagatelles : Monsieur Legros, très-habile Facteur d'Orgues, éleve de Monsieur Thiery, pere de celui qui vit présentement, en étoit le plus surpris, & par jalousie, comme c'est l'ordinaire des Ouvriers, & particulierement ceux de cet art, & quoique nous soyons compere & bon ami, écrivit une lettre au Pere Prieur de Bouzonville, qu'il étoit étonné d'apprendre qu'il s'étoit laissé surprendre par une personne aussi incapable qu'étoit ledit Moucherel, pour faire faire une Orgue dans leur Eglise, qu'il n'avoit jamais appris à en faire, & qu'il seroit trompé, n'étant qu'un Tourneur, Facteur de Flute comme je n'étois connu du Pere Prieur que par un Religieux nommé Dom Charles de la Haye, que j'avois connu à Toul & qui me produisit à lui pour racommoder leur vieille Orgue & m'avoit fait passer pour un très-habile Facteur, qui avoit appris à Paris ; il est vrai que je m'étois perfectionné à Paris, comme on le verra par la suite, à la facture des Flutes. Le Pere Prieur & l'Organiste me proposerent donc au lieu de raccomoder leur vieille Orgue, d'en faire une neuve de huit pieds, disant que les tuyaux de la vieille Orgue serviroient pour le positif, ne voulant pas démentir ce bon religieux, je l'entrepris avec l'espérance de l'aide de Dieu ; comme c'est un instrument qui est en usage pour celebrer son Office divin avec plus de solemnité, suivant Vitruve & Monsieur Ollier, ancien Curé de Saint Sulpice, & Superieur dudit Seminaire à Paris, qui la compare dans son livre des Lettres Spirituelles, à la Sainte Trinité, aux Anges & Saints du Paradis qui chantent la sainte Musique : le Psalmiste dit ; Laudate Dominum in Cordis & Organo ; ainsi sur l'esperance que j'eû, & que j'aurais toûjours dans mes travaux ; j'entrepris cette Orgue sur le devis de l'Organiste, qui étoit un Religieux, car je ne sçavois pas seulement le nom des jeux ; je me fondois sur ce que je sçavois la Menuiserie, & que je faisois toute sorte d'instrumens à vent, & que j'en joüois un peu de tous, sçachant même un peu de Musique, ayant l'oreille déja faite aux accords de tous ces istrumens, que je pourrois facilement accorder l'Orgue, qu'il ne s'agissois que de sçavoir la partition que je me ferois montrer & conoitre le Clavier, que je pourrois faire des flutes d'étain & de plomb aussi bonnes que ceux que je faisois de bois, y ayant même plus de sujettion, & que j'avois déja fait plusieurs petites Orgues à manivelle très-bonnes, qu'il n'y avoit qu'à multiplier en grosseur, longueur & largeur & connoissant particulierement plusieurs Organistes, qui me feroient le plaisir de me laisser prendre des mesures sur leur Orgue ; de plus, comme j'étois ami avec Mr le gros, j'allois souvent chez lui, & le voyoit travailler & ses ouvriers, sur tout le sieur Valentin son Neveu, très-habile, frère de celui qui demeure chez le Sieur Lespine, Facteur à Toulouse, qui me fit le plaisir de me donner la clef du Diapazon qu'il dessina avec la pointe de son couteau sur une pierre, je me la mis dans l'idée, & me rappellai tout ce que j'avois vû faire chez Monsieur Legros, n'y ayant cependant pas fait grande attention dans le tems, ne croyant pas que mon genie seroit capable d'entreprendre un ouvrage si grand & si difficile, dont Vitruve le nomme le plus grand & le plus armonieux de tous les instrumens de Musique.

     Je me remis donc en mémoire tout ce que j'avois vû ; en-sorte que j'entrepris ladite Orgue. Le Pere Prieur, comme j'ai dit ci-devant, ayant reçû une lettre, soit disant, de mon incapacité par laquelle il marquoit aussi que le Reverend Pere Dom Trotot, Religieux Benedictin de Saint Arnoul à Metz, ancien & habile Organiste, lui feroit connoitre mon inabilité & qu'il lui donneroit les moyens de faire casser le marché ; ledit Pere Prieur s'étant donc transporté à Metz, fut voir ce Religieux, qui lui dit que Monsieur Legros étoit un jaloux, qu'il voudroit toûjours être le seul dans le Pays, & que personne ne succeda à lui que ses enfans, qu'il me connoissoit, que j'étois un jeune homme adroit, & qu'il y avoit six semaines que je travaillois à force avec trois ouvriers, qu'il avoit été plusieurs fois chez moi, que je m'y prenois fort bien, qu'il s'y connoissoit, pour avoir fait faire, quand il étoit Prieur plusieurs Orgues à Monsieur Legros, où il avoit examiné la manière du travail, & qu'il m'aideroit en tout ce qu'il pourroit par rapport à lui & à d'autres raisons legitimes, & sur tout en consideration de mon pere, avec qui il avoit été intime ami dans son bas âge, étant natif de Toul, & qu'il falloit faciliter les jeunes gens à qui l'on connoissoit du génie ; sur le discours de ce Religieux, le Pere Prieur ne vit point le sieur Legros, mais vint chez moi, & lui remit, en lui disant que si je me voulois venger de cette lettre, que je pourrois le faire en la retenant, mais que j'en laissois la vengeance à Dieu, laquelle j'ai eu, comme on le verra ci- après ; je lui fit voir mes ouvrages qui étoient assez avancez, tant des saumiers que du buffet, au sujet duquel les Maitres Menuisiers m'intenterent un proces que je gagnai avec dépens, disant que je n'étois que Maitre Tourneur dans cette Ville ; j'assurai donc de nouveau le Père Prieur qu'il ne risquoit rien, puisqu'il n'avançoit point d'argent, & qu'il ne me devoit donner cinq cens livres qu'après avoir joüer le Positif, où je faisois un cromorgne neuf & la montre, les tuyaux de la vieille orgue servoient, & que s'ils ne valloit rien, il s'ensuivroit de-là que la grande Orgue ne vaudroit aussi rien, & qu'il seroit en droit de casser son marché, demander des dommages & intêrets qui lui seroient accordez de droit ; il connu ma droiture, & me fit mille offres de service, me disant que si je trouvois mieux de finir cette Orgue dans leur Monastère, qu'il me nourriroit avec tous mes ouvriers gratis, que je n'avois qu'à y aller incessament, & qu'il avoit un beau chantier de bois de menuiserie, que j'en prendrois pour achever, & que nous nous accommoderions bien ; je fis donc conduire tous mes ouvrages dans le dit Monastère & y finit ladite Orgue à leur contentement.

      Quelques tems après, j'entrepris celle de Saint Vincent ; Monsieur Legros voyant que je continuois la facture, & qu'on étoit content de mes ouvrages, il me fit proposer de prendre son fils pour Apprentis qui avoit quatorze ou quinze ans., lui étant paralétique, un de ses fils qui étoit fort habile, & qui devoit lui succéder, étoit decedé depuis deux mois, & voulant faire un facteur du jeune, je le reçû, & il resta trois mois avec moi, ne lui trouvant pas de disposition à cette profession, je m'en défit fort honnêtement, de plus j'avois mon frêre pour apprentis & un fils qui commençoient à travailler ; il mit son fils chez un Notaire, me vendit une partie de ses outils qui me convinrent, d'où j'eu ses diapasons & tous les ouvrages qu'il avoit de fait ; Voila celui qui me méprisant tant, me reconnu capable d'enseigner son fils, par-là je fut vengé, sans m'être servi de sa lettre, & restait seul Facteur dans le Pays.





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