L'orgue au
vingt-et-unième siècle :

donner un avenir au passé.

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Avertissement 

Cet article est paru dans la revue Connoissance de l'Orgue (no 109 / 110) édité par l'Association Française pour la Sauvegarde de l'Orgue Ancien (A.F.S.O.A.).

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Monsieur Christian DUTHEUIL
13. rue de Balzac
93600 - AULNAYE-SOUS-BOIS

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AVANT PROPOS.

« C'est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante »
Le renard, s'adressant au Petit Prince.
Antoine de Saint-Exupéry


U

n siècle de facture d'orgues s'achève, un millénaire s'annonce ; il n'est plus un secret pour personne que ce n'est pas parce que l'instrument orgue a défié deux millénaires que la fin de son sens puisse être indéfiniment repoussée. Aujourd'hui, écouter régulièrement la radio sur une chaîne classique amène à se rendre compte que l'audition de cet instrument n'est plus affectée qu'aux grandes périodes religieuses chrétiennes (principalement Pâques et Noël) ou lors des inaugurations importantes. À ce rythme, et si un sursaut n'a pas lieu dans les prochaines années, il ne faudra pas s'étonner que disparaisse définitivement la pratique d'un instrument qui a accompagné la vie des hommes depuis deux mille ans... Comme c'est déjà ici et là le cas, on parlera alors d'organes témoins d'un temps qui n'est plus, faute d'avoir pu s'adapter à l'évolution d'une société en parfait décalage avec son expression.

     Dans les années soixante-dix de ce siècle, ils furent toute une « bande », qui prit très courageusement la peine de commencer à dépoussiérer l'orgue de l'empâtement dans lequel il s'était engoncé. Il est évident que nous ne pouvons tous les citer mais qu'il me soit permis de rappeler que les rédacteurs de cette revue [Connoissance de l'orgue] étaient déjà de la partie. À leur tête, et parmi d'autres, on pense évidemment aux noms de Michel Chapuis ou de Jean Boyer pour les organistes, Alfred Kern, en Alsace, Pierre Chéron dans le midi, pour les facteurs. Il ne sert à rien d'en faire une énumération exhaustive ; ils furent nombreux et le débat était là.

     Or qu'en est-il aujourd'hui de la jeune génération, celle à laquelle j'appartiens (j'ai 32 ans) ? On constate de plus en plus une absence de culture réelle, tant chez les organistes que chez les facteurs, qui est en passe de devenir pour le moins dramatique. La construction d'orgues contemporaines ne se limite plus aujourd'hui qu'à projeter de pouvoir jouer l'inévitable BWV 565 ou accompagner ce qui reste de culte au mieux, par Pachelbel, au pire par une vague harmonisation post-conciliaire de cantiques dont l'effet est devenu, au cours du temps, toujours plus proportionnel à l'insignifiance. Chercher autre chose, revendiquer que cet instrument ne pourra jamais se standardiser, le prouver par A plus B est aujourd'hui devenu incongru, voire déplacé...

     J'ai la chance de communiquer beaucoup avec les contemporains de mon âge par le biais de l'Internet naissant. Je suis toujours frappé à quel point le concept même d'Histoire est encore aujourd'hui pleinement ignoré, comme l'instrument orgue ne s'inscrit pas, pour la majorité d'entre eux, dans le temps, comme il y a un décalage entre cet instrument - qui reste de musique - et le seul effet qu'il produit, si éloigné de sa réalité matérielle. Je reste donc persuadé qu'il est extrêmement urgent de retrouver un sens qu'il est en train de perdre inexorablement afin d'empêcher que cette absence le conduise directement au musée, faute de pouvoir vivre dans une société qui ne le regarde plus.


 

MORNES RESTAURATIONS.

 

« La restauration est une opération qui doit garder un caractère exceptionnel. Elle a pour but de conserver et de révéler les valeurs esthétiques et historiques du monument et se fonde sur le respect de la substance ancienne et de documents authentiques. Elle s'arrête là où commence l'hypothèse, sur le plan des reconstitutions conjecturales, tout travail de complément reconnu indispensable pour raisons esthétiques ou techniques relève de la composition architecturale et portera la marque de notre temps. La restauration sera toujours précédée et accompagnée d'une étude archéologique et historique du monument. »1

À

  lire les revues et les plaquettes de présentation des restaurations d'orgues, il est aujourd'hui couramment admis que le concept des restaurations historiques, faites à l'identique, est devenu une évidence, quelque chose sur lequel on ne peut plus revenir. Pourtant, une fois les textes lus, les discours d'inaugurations entendus, la visite de bien des instruments dernièrement restaurés révèle, au simple amateur comme au professionnel, un étonnant décalage entre le dit et le fait... On me pardonnera le ton moraliste employé ici, mais il me semble nécessaire, pour une fois, de ne pas aller dans le sens du courant, clamant haut et fort que tout est bien dans le meilleur des mondes, tout en regrettant le contraire en privé. Qu'il soit un fait acquis que la restauration des orgues, en Europe, a fait beaucoup de progrès dans le respect des instruments anciens depuis la fin des années soixante est une chose entendue qu'il ne me semble pas nécessaire de remettre en question. Mais se satisfaire de ce chemin parcouru pour croire qu'il ne soit pas possible de faire mieux, comme c'est aujourd'hui systématiquement pratiqué, me semble ne démontrer que la faiblesse de sens dans lequel nous nous enfonçons, satisfaits que nous sommes des compromis multiples que nous pratiquons toujours un peu plus, quittes à ce que soient peu à peu détruits les instruments.

     C'est ici l'ouvrier facteur d'orgues qui parle : je ne puis dire le nombre de fois où j'ai été amené à ne pas accepter intérieurement ce que l'on me faisait faire ; c'est à tel point que certains de mes correspondants m'ont déjà reproché de régler ici et là quelques vieux mauvais comptes... Ce n'est pourtant pas le cas : passé l'âge des chamailleries soyons plutôt constructeurs en essayant de poser les bonnes questions et commençons, pour cela, par prendre un exemple pratique en demandant aux connaisseurs de me pardonner que soit ici exposée une évidence que tout le monde connaît, bien sûr, mais dont personne ne parle...

     Ainsi, il n'est un secret pour personne qu'au dix-neuvième siècle, tant parce que l'on décidait de faire monter le diapason que pour des raisons esthétiques, on a diapasonné les tuyaux de beaucoup de jeux. Pour ceux qui l'ignoreraient encore, l'opération consiste à ouvrir au couteau une fenêtre dans le haut de chaque tuyau pour en enrouler le métal découpé en « boite de sardine » et faire un rouleau d'accord.

     Au vingtième siècle, et particulièrement à sa fin, on est revenu sur ce principe en jugeant qu'il était préférable de retrouver aussi bien le ton que l'harmonie d'origine, fortement mis à mal par cette pratique. Pour cela, il relève du bon sens historique qu'il faille dérouler le métal pour le remettre à sa place et ressouder le tout précautionneusement en ajoutant de petites greffes de métal si celui-ci vient à manquer. Un des gros problèmes de ce genre de pratiques c'est qu'elles prennent beaucoup de temps, imposent des soudures d'une grande complexité dont le résultat donne toujours, tant pour l'ouvrier que pour le non averti qui jugera le travail sans en connaître le véritable sens, un aspect bricolé et manquant pour le moins de propreté.

     Il y a une autre façon de faire : couper le tuyau au-dessous de l'entaille et souder proprement une rallonge de même diamètre que le tuyau original. Le résultat est on ne peut plus propre, facile à faire, rentable en longueur de temps (lui-même monnayable...) et gratifiant pour l'ouvrier qui fait l'opération.

     Seulement voilà : de l'opération fort complexe et peu gratifiante à celle aussi propre que rentable, force est de constater que la première se préserve de réécrire l'Histoire, ce à quoi ne peut prétendre la seconde. Ne pas ressouder, même difficilement, une entaille, s'apparente à ne pas laisser un témoignage concret à nos descendants de la longueur d'un tuyau et donc, par conséquent, de son timbre ou de son diapason.

     On pourra objecter qu'il s'agit là d'un « détail », que nos descendants n'ont qu'à nous croire « sur parole », que nous nous devons d'assurer un minimum de « bon goût » ; mais ce serait faire fi du fait qu'il n'est pas d'Histoire sans témoignages et qu'effacer ces derniers amène à scier la branche sur laquelle nous nous trouvons en nous détachant des racines qui nous portent. Bien entendu peu ont accès à l'intérieur des orgues et peu iront vérifier si les entailles de timbre ont été ressoudées en préservant au maximum la longueur des tuyaux d'origine. C'est dommage, on aurait là l'occasion de se rendre compte que les pratiques rentables sont, à l'instar des usages de ce siècle, aussi adoptées en organologie qu'en matière d'agro-alimentaire...

     Il ne s'agit là que d'un exemple ; on pourrait en citer des dizaines d'autres.

     Actuellement, le désir de justesse, au sens le plus technologique du terme, est à son comble chez les musiciens. Parallèlement à cela, on forme les jeunes, dans les conservatoires, à avoir le plus possible l'oreille absolue. Or, que se passe-t-il quand ces jeunes oreilles arrivent aux consoles des orgues anciennes ? Elles sont totalement déboussolées. C'est à tel point qu'un facteur d'orgues de mes amis s'est vu (avec regret) demander par le chef de chœur d'un ensemble de musique ancienne, au demeurant réputé de qualité, d'accorder un orgue de continuo au tempérament égal car celui présent (pourtant fort doux) déroutait de façon systématique les chanteurs...

     Je ne prétends évidemment pas que les anciens ignoraient ce qu'est un quart de comma. Mais a-t-on déjà fait entendre un instrument d'avant le dix-neuvième siècle pompé à la main aux grands théoriciens dont la culture spéculative est aussi lumineuse que leur refus de voir la matière dans toute son imperfection ? Remettez une soufflerie du dix-sept ou dix-huitième siècle loin de l'instrument qu'elle alimente comme c'était très souvent le cas et vous serez effaré du résultat tant les houppements sont fréquents. Ces dernières années on a eu la « riche idée » de les remettre dans les soubassements des orgues (qui sont de grands espaces vides que l'on n'utilisait pas par crainte du feu des lampes dont s'éclairaient les souffleurs). Résultat, l'alimentation est bien meilleure, plus lisse, car il est aujourd'hui prouvé que suivre l'usage des anciens ne peut qu'être décevant ! Notre oreille, habituée à tant, d'enregistrements, tant de sources diverses, toujours plus parfaites et travaillées a du mal à se faire à l'idée que l'on a pu autant théoriser dans les siècles qui précèdent en étant à ce point éloigné du possible réalisable.

     Plus encore : a-t-on imaginé l'harmonie d'un instrument pompé à la main ? J'ai, pour ma part, eu la chance d'assister de très près à celle d'un instrument du sud de la France où la remontée des soufflets (cunéiformes) y était assurée par une personne qui se dévouait à ce travail fort peu gratifiant. Arrivé au plenum, c'était simplement inacceptable pour nos oreilles contemporaines et il fallut dare dare installer un ventilateur seul capable de produire un vent stable dont nous ne savons plus aujourd'hui nous passer...

     Un autre groupe de musiciens est dernièrement venu jouer un orgue qu'il m'est donné de connaître assez bien... Cet instrument, datant du milieu du dix-neuvième siècle a pour particularité de posséder un Prestant dont la basse est coupée au ton, sans oreilles et sur son vent. Il est enfin prouvé que les hauts de tuyaux n'ont reçu aucune retouche. Tout ceci entraîne une certitude absolue sur la base du tempérament et nous pouvons constater que la partition de l'octave n'est pas rigoureusement égale comme l'on sait que le prônait le facteur constructeur. Par chance, le restaurateur a choisi d'accepter cette imperfection et n'a pas retouché la moindre hauteur dans cette zone du clavier. Chacun comprendra ici que cela implique une division de l'octave qui soit un peu éloignée de celle proposée par les calculateurs des instruments électroniques... Nos jeunes chanteurs et organistes réunis (qui ont la prétention de pratiquer le grand écart entre musique baroque et musique contemporaine) ont jugé qu'il était impossible de procéder à un enregistrement de cet orgue tant l'accord relevait de l'insupportable... On pourrait bien entendu sourire devant un tel manque d'humilité face aux instruments anciens mais il ne faut pas oublier que l'on sourit toujours beaucoup moins une fois que les tuyaux « fautifs » ont été recoupés pour satisfaire le bon goût des artistes car comme je l'ai déjà dit, recouper un tuyau (et un seul suffit...) revient à réécrire l'Histoire et l'on peut se demander sérieusement si la tendance actuelle n'est pas, dans les années qui s'annoncent, à ce terrible retour, prônant en cela une modernité qui n'est pas.

     Il y a quelques temps maintenant, j'ai eu à débattre vigoureusement sur ce thème avec un organiste de mon âge qui ne voyait pas d'inconvénients à ce que l'on remplace entièrement les équerres de transmission de son orgue (un Cavaillé-Coll tout de même...) par des neuves fonctionnant beaucoup mieux.

     À ce jeune organiste, j'expliquais doctement et avec toute la compassion requise que le mot « restauration » vient du latin « restauratio » et apparaît dans le français médiéval à la fin du treizième siècle pour désigner un rétablissement. Ce n'est que plus tard, au seizième siècle, que le sens du mot dérivera pour parler d'une réparation, d'une réfection ou d'une reconstruction. On me pardonnera d'être assez satisfait de croire que je fais partie d'un siècle et d'un courant de pensée qui se pose la question si le sens que nous portons actuellement à ce mot (comme à bien d'autres d'ailleurs) peut encore longtemps garder celui qu'on a bien voulu lui donner pendant quatre siècles sans s'affubler d'une autre signification, cette fois désuète, voire pour le moins dépassée.

     Avec une assurance qui le caractérise, mon interlocuteur organiste m'affirma avoir « pieusement » conservé « ces vieux trucs tordus », les équerres d'origine, dont plus personne ne voulait et qui « à force de se tordre et de casser dans tous les sens ont fait plus de dégâts que leur remplacement ». La question qui me semble se poser est de savoir si ce conservatisme, qui n'en est pas, ne détruit pas plus les instruments à long terme alors que nous avons les moyens de les conserver vraiment. À force de changer (tout en les conservant dans un coin où ils seront fort vite oubliés) des « vieux trucs » sans se poser la question de la restauration (au sens premier du terme) les instruments se dégradent à tel point qu'en moins de cinquante ans, une mécanique entière peut-être remplacée. Parlerons-nous de la pureté des instruments dans vingt-cinq ou trente ans lorsque d'aucuns auront, à ce rythme, changé peu à peu les pièces des instruments pour pouvoir les jouer, au mieux, au plus vite, au pire, sur-le-champ ?

     Car c'est de facture que je puis parler et je voudrais qu'une fois, une fois seulement, on se rende ici compte à quel point la restauration d'une vergette, si elle prend beaucoup plus de temps (et donc d'argent) que son remplacement est éminemment nécessaire pour la musicologie, non parce qu'elle change grand chose sur le moment, mais parce qu'elle rompt avec la manie qui consiste à avoir tout, tout de suite, quitte à ce qu'à long terme soient dégradés les instruments. Autrement dit, il est à mon sens capital de rappeler haut et fort que ce ne sont pas les détails qui importent mais leur accumulation dans le temps.

     Certes le temps d'attente pour jouer un orgue le plus « pur » possible est toujours beaucoup plus long, car trouver des crédits nécessaires, surtout dans ce pays où l'orgue n'est plus une tradition, n'est pas chose aisée, loin s'en faut. Pourtant, c'est précisément parce que l'orgue a perdu sa fonction primitive d'instrument liturgique qu'il est plus que jamais nécessaire de le conserver en l'état.

     Ainsi, on ne peut plus aujourd'hui ignorer que nous nous inscrivons dans le temps ; c'est même là le principal apport de ce vingtième siècle finissant. Passer à côté de ce principe de conscience temporelle, c'est curieusement s'inscrire dans une tradition passéiste et, contrairement aux possibles apparences, j'aspire à la modernité qui consiste à penser que d'autres viendront après moi qui suis assis sur les épaules de mes prédécesseurs. C'est dans ce même esprit que j'affirme aujourd'hui que conserver des restes organologiques sous forme de reliques sans qu'ils soient le plus possible réintégrés à l'instrument auquel ils ont appartenu n'est qu'un cache sexe bien miséreux, qui rentre certes dans une volonté muséographique, mais qui, malheureusement, le fait dans le pire sens du terme.

     Bien entendu, mon interlocuteur organiste ne manqua pas de me poser la question si un orgue ne fonctionnant plus garde encore une raison d'être, question au demeurant fort légitime malgré son peu de sens en cette amorce de millénaire. En effet il n'est plus aujourd'hui possible de nier qu'un orgue historique qui ne fonctionne plus est toujours un orgue historique qui peut fonctionner. Mais un orgue historique mal restauré ne sera jamais plus un orgue historique car le livre de l'Histoire est de ceux dont on ne lit les pages qu'une seule fois. Toucher au passé sans réflexion approfondie, partagée et contradictoire, c'est pour moi, plus que tout, tourner le dos à l'avenir sans prendre autrui en considération. Faut-il ici rappeler que l'orgue est, sans doute plus que tout autre, un instrument communautaire ? C'est un aspect des choses que la séparation des Églises et de l'État a su conserver depuis 1905 car n'oublions pas non plus que le contribuable citoyen, qui paie les restaurations, a autant de droits de regard sur elles que l'organiste paroissien, sensé servir le culte religieux. L'orgue, en France plus qu'ailleurs, c'est l'affaire de tous.

     S'il est indéniable que nous ne pouvons restaurer des plaquages de clavier usés par l'inlassable caresse des doigts, s'il est certain qu'aucune technique actuelle ne permet de retrouver efficacement l'élasticité d'un ressort, je ne puis croire, pour avoir maintes fois travaillé sur du matériel de ce type, que des équerres Cavaillé-Coll ne puissent être correctement restaurées, que des vergettes ne soient remises en place, que des tuyaux à l'état de crêpes ne puissent rechanter dignement, que l'on ne se préoccupe, enfin, uniquement que de la jouabilité immédiate d'un instrument, ignorant une fois de plus l'Histoire, dont la musicologie est si dépendante, et suivie de si près par la musique tout court.

     Aujourd'hui encore, il est courant d'entendre et de voir ici et là un organiste de trente ans revendiquer avec fierté avoir remplacé (projeter de faire ou de faire faire) de « vieux trucs tordus ». À ceux-là, beaucoup plus nombreux que ne peut l'imaginer le grand public, il est utile de rappeler qu'il s'agit de matériel ancien et que celui-ci s'inscrit dans un temps au même titre que nous tous qui nous occupons d'orgues. Ne pas le reconnaître en vérité et en acte me semble avoir pour conséquence l'adoption de ces termes mêmes à notre propre égard. Aussi, gardons-nous de devenir les dindons d'une farce qui ne fera pas sourire nos propres descendants pas plus que nous sourions à nous souvenir que, lors de sa première « restauration », la Montre de seize pieds de l'instrument de Joyeuse, à Auch, vieux truc tordu d'entre les trucs tordus, s'étala sur le sol de la cathédrale, projetée depuis la tribune, sans que ses tuyaux en soient pour autant dessoudés.

     Il est certain que la majorité des gens venant écouter un orgue ne le font pas pour juger de l'égalité des douze quintes pas plus que d'aucuns ne remarquent aisément qu'une soufflerie n'est pas remise à sa place d'origine car elle se trouvait trop loin pour que notre oreille contemporaine (si habituée au lissage) puisse en supporter les inévitables houppements que l'éloignement impose... Mais pour qui travaillons-nous ? Pour qui restaurons-nous ? Comment pouvons-nous nous permettre de faire croire au grand public que telle ou telle restauration est historique, alors que chacun sait bien que cet adjectif ne préfigure généralement que de la déception ?

     Bien sûr nous pouvons nous pencher sur les pratiques de nos voisins européens, et, parmi eux, le plus prestigieux que, pourtant, nous nous évertuons à singer depuis maintenant une vingtaine d'années. Ainsi, on ne touchera jamais plus, de l'autre côté du Rhin à un cheveu d'un instrument construit par Silbermann ou Hildebrandt. Par contre, si un orgue du milieu du dix-neuvième siècle a un toucher trop dur, on est encore loin de se gêner (chez les restaurateurs les plus prestigieux) pour réduire de cinquante pour cent les ouvertures de soupape considérées trop grosses (au risque d'avoir quelques problèmes lors de l'harmonie...) ou remplacer tous les clous forgés par des vis (en laiton, ça fait plus historique pour l'expert). Mais qu'importe, après tout, de réduire des ouvertures de soupape pour obtenir un toucher de clavecin avec une mécanique des plus teutonnes puisque cela ne fait aucun problème pour le maître de Hambourg quand il restaure le positif de dos de l'instrument du dix-septième siècle le plus important de sa ville...

     Et puis tout le monde est content : l'instrument du dix-huitième siècle (ou du dix-neuvième, peu importe), c'est comme ça, pas autrement. N'allez pas chercher des concepts là où il n'y en a qu'un, celui que nous fixons aujourd'hui au nom de notre goût, le seul, le vrai, le bon...

     Un des grands défis du vingt et unième siècle se situe à mon avis là ; en effet, ces trente dernières années nous ont appris qu'il n'y a pas deux orgues identiques. Malheureusement, il reste encore beaucoup trop de gens qui, tout en affirmant haut et fort ce principe, ne l'appliquent pas dans les faits. Il est encore beaucoup trop courant d'entendre, de la part des organistes, des facteurs ou des commanditaires de restaurations, qu'un Cavaillé-Coll puisse ressembler à un autre Cavaillé. Ou qu'un Callinet puisse être un autre Callinet... S'il est certain que des Cavaillé ou des Silbermann ont très vite trouvé un modèle type d'instrument qui leur soit propre, combien d'autres facteurs ont tâtonné, cherché, épuisé des ressources qu'il nous faut aujourd'hui prendre le temps de comprendre et de ré-assimiler ? Et quand bien même Cavaillé ou Silbermann, osera-t-on dire ici qu'un seul de leurs instruments, catalogue compris, puisse ressembler vraiment à un autre ? En facture d'orgues, plus qu'ailleurs, il ne peut exister de règles ce qui implique, faut-il le rappeler, qu'on ne peut attendre d'une restauration quelque chose de prévu par avance car c'est un leurre de croire qu'il puisse exister un type d'orgue préconçu dans le passé. Ceci implique une immense humilité de la part des restaurateurs car il leur faut partir du principe fondamental que même après trente années de métier passées à restaurer les instruments d'un même facteur, ils se trouveront toujours face à des situations qu'ils ne peuvent imaginer par avance. En un mot, la seule chose dont on puisse être sûr en abordant une restauration, est que l'on ne sait jamais.

     Cela ne veut pas dire pour autant que tout soit permis, bien au contraire. J'ai souvenir d'une soirée mémorable où le président d'une association d'amis de l'orgue avait longuement fait l'apologie d'une restauration d'un instrument, au demeurant fort honorable à mon goût. Pour rendre hommage au facteur restaurateur, ce brave homme avait eu la gentillesse de le qualifier d'artiste, de créateur et de magnifier son bon goût, pour lui des plus certains. J'eus le regret de contredire ces termes qui, malgré leur gentillesse, avaient tout du contraire de ce que doit être un restaurateur. C'est en effet quand celui-ci commence à être un artiste, quand il commence à spéculer sur le possible, ô combien plus virtuel que réel, ou quand il prétend apporter son bon goût, qu'il s'éloigne aussitôt de l'œuvre originale. Aussi difficile à accepter que soit ce fait, il faudra bien admettre un jour que le restaurateur digne de ce nom se doit d'être d'abord et surtout un archéologue qui cherche et qui ne trouve pas toujours (sinon jamais), ce qu'il avait envisagé. En matière de restauration, notre conscience du temps qui passe, propre à ces dernières années, nous interdit toute création, tout art et toute concession au bon goût car ces domaines sont beaucoup trop subjectifs pour pouvoir être appliqués au patrimoine dont on sait aujourd'hui qu'il ne peut souffrir de réécriture. Les organistes seront évidemment déçus ; c'est dommage, mais il faudra bien qu'ils s'y plient. Du reste, n'est-ce pas aussi un peu faute, comme au facteurs d'ailleurs, d'avoir si crûment manqué d'originalité dans le siècle qui vient de s'achever ? Nous y reviendrons.

     Notre vue des siècles passés prête encore du reste à sourire ; pour ne prendre que l'exemple des instruments du dix-huitième siècle français, nous attendons d'eux qu'ils soient tour à tour forts, enjoués, gaillards, guillerets, un rien folâtres ; nous oublions bien vite que ce ne sont pas exactement là des valeurs luthériennes et que jouer ou enregistrer « l'Art de la Fugue » sur de tels instruments relève du grand écart qui ne présente que l'intérêt (fort pauvre) de la virtuosité. Je ne nie pas qu'il ne puisse en résulter du plaisir ; j'affirme seulement que restaurer des instruments en désirant que ce grand écart soit systématiquement du domaine du possible amène, progressivement, à leur lente destruction tant la matière est ici dépendante du désir.

     Quel est l'instrument ancien dont les sommiers couvraient quarante-huit notes qui les a retrouvés ? Évidemment, avec quarante-huit notes, il est de notoriété publique que « l'on ne peut rien jouer », comme si Bach en avait eu soixante et une pour composer son œuvre. Je ne nie pas que cela n'ait pas fait partie de son désir ; lire trois pages de Dom Bedos amène à se rendre compte que s'il avait eu la possibilité d'utiliser des porte-vent en PVC, il ne se serait pas privé de le faire2. Pourtant, il apparaît clairement aujourd'hui que l'acte de restauration ne peut plus se permettre de se poser la question de savoir ce que les anciens auraient fait s'ils en avaient eu les moyens, mais bien de se limiter à faire ce qu'ils ont fait avec leurs moyens. Que nous considérions ces derniers aujourd'hui fortement restreints est une interprétation contemporaine qui n'a rien d'une démarche historisante mais qui s'inscrit dans une volonté faussement conservatrice de continuer à utiliser l'orgue dans une dynamique purement utilitaire (pour ne pas dire utilitariste) ou, plus généralement, égocentrique.

     Mais que veut-on retrouver à la fin ? L'hypothétique désir des anciens ? La projection que nous nous en faisons ? Un doucereux amalgame entre les deux ? En restauration, il ne peut y avoir de demi-mesures. Imagine-t-on la reconstitution d'un site du paléolithique où l'on aurait fait des compromis sur la matière afin de la présenter au public ? On ne touche pas à Lascaux : on en fait éventuellement une copie si son état est compromis par son utilisation mais l'original est préservé tel quel parce que c'est folie de ne pas être conscient du fait que notre interprétation des choses passées ne peut qu'être subjective et amenée à évoluer au cours du temps.

     Contradictoirement, les pays du sud offrent l'avantage de leur pauvreté. Plus déchristianisés qu'ailleurs - et surtout moins argentés - on trouve en Italie, en Espagne et au Portugal un laisser-aller qui sauve les instruments en les conservant tel quels... L'absence de restauration préserve là-bas un trésor que nos successeurs seront heureux de trouver en l'état. Il reviendra alors au gens du sud de savoir tirer leçon des erreurs passées de ceux du nord en sachant faire vivre les orgues tout en préservant l'histoire qu'ils ont à nous raconter. La restauration des instruments transalpins ou transpyrénéens a aujourd'hui un avenir inimaginable pour peu que nos voisins frontaliers ne soient pas assaillis de cette fausse modernité qui consiste à ne pas envisager autre chose que du nouveau pour le nouveau ou de l'art pour l'art. La restauration, c'est précisément l'acte de modestie qui considère que l'apport n'est plus nécessaire tant ont été explorées les pistes du possible. C'est alors qu'à l'inverse on peut se permettre d'épurer, d'accepter qu'un pédalier ne puisse posséder que dix-huit notes, parce que c'est là son histoire et que nous pouvons aujourd'hui nous permettre de l'accepter telle quelle.


 

LA TRANSMISSION DU SAVOIR.

« Nos travaux de 1988 ont restitué son état original. »

V

oilà la phrase type que l'on peut actuellement trouver sur plusieurs sites Internet relatifs à la présentation d'orgues. Et comme l'internaute est heureux de savoir que l'orgue, (dont il peut en général aussi lire la composition) est restauré dans l'état original ! Le facteur restaurateur balaie d'une phrase ce qui devait prendre une vingtaine de pages dans le cas du plus petit des instruments. Comment ne pas le croire sur parole ? Comment ne pas faire confiance à l'expert, nommé par l'État sur la base de sa notoriété, que tout cela est vrai et doit être pris au comptant ? Et puis, le citoyen lambda est-il vraiment curieux de savoir que la majorité des restaurations des orgues au vingtième siècle firent, ici, le compromis du pédalier interchangeable pour pouvoir jouer Bach sur un instrument du Midi de la France, et qu'on appliqua, là, un tempérament mésotonique sur des bases plus que douteuses ? Le citoyen contribuable n'a pas à savoir ces choses là en détail pas plus qu'il n'a à en connaître l'enjeu. Le citoyen contribuable paie pour que la restauration soit effectuée dans le goût d'une toute petite minorité dirigeante, pas pour que celle-ci lui explique les fondements de ses raisons ; cela coûterait trop cher, ce serait une trop grande perte de temps et les remises en question n'ont jamais fait autre chose que d'ébranler les hiérarchies déjà fort précaires dans le monde de l'orgue...

     Publier un rapport de restauration (rappelons le, payé par le contribuable) est encore chose fort rare et il s'agit, le plus souvent, ou de publications généralistes, ou de parutions principalement relatives à la tuyauterie, sans trop se préoccuper de mécanique ou de soufflerie (cela n'a pas de rapport direct avec le son ; ce n'est donc pas important...).

     Bien sûr on m'objectera, avec raison d'ailleurs, que les crédits manquent cruellement... Mais a-t-on déjà vu grand engouement à la pédagogie, tant de la part des commanditaires que de celle des facteurs ou des organistes à ce que soient publiés les relevés des restaurations ? Et quand ceux-ci existent, qui connaît la procédure à suivre pour y accéder ? Est-ce suffisant, pour le grand public, de lui annoncer avec toute l'emphase requise que tel orgue est le plus grand, le plus beau ou le mieux restauré ? Quand une commission d'experts prend une décision, à qui rend-elle des comptes ? Uniquement à une administration, et celle-ci n'a que faire de savoir la différence qui se trouve entre une mécanique suspendue ou à balancier. Pas un seul dossier n'est aujourd'hui consultable par le citoyen lambda ; il arrive même que des facteurs qui déposent un dossier de restauration à l'administration ne peuvent y accéder six mois plus tard pour cause de perte du dossier... Du reste, les dossiers seraient-ils facilement accessibles, il manque encore à inventer et pratiquer la remise en question collective au sein d'une agora dont les modalités restent à découvrir.

     C'est devenu une litote de dire que le désir de faire connaître l'orgue de la part des acteurs concernés par cet instrument n'est pas, à proprement parler, des plus grands... Passé BWV 565 joué sur tout et n'importe quoi, les portes des églises se ferment ; mais l'on s'étonnera ensuite qu'un tiento de falsas du premier Cabanilles venu, enregistré au début des années soixante-dix par Francis Chapelet à Covarubias, soit aujourd'hui écouté par les jeunes organistes comme de la musique folklorique... Comment ne pas réagir violemment quand on entend, comme c'est encore le cas en 1999, un expert des plus haut placés, exprimer en comité restreint à la fin d'un concert d'inauguration son désarroi à se trouver face à des facteurs qui préfèrent payer l'amende prévue par la loi, plutôt que de rédiger sur papier ce qu'ils ont exécuté sur un orgue historique et répondre, de ce fait, de leurs actes alors qu'un crédit (fort maigre, mais néanmoins existant) leur fut alloué à cette fin ?

     Il n'est un secret pour personne qu'à défaut d'être spirituel, l'avenir sera communicant. De fait, avant de pouvoir projeter un futur, il est nécessaire de témoigner autant du passé que de notre présent en consacrant une grande place à la transmission du savoir. Ce fait n'est pas nouveau, Dom Bedos avant nous est sans doute la plus belle illustration d'aptitude à communiquer un savoir. Dans le domaine de la théorisation de l'orgue, de sa musicologie ou de sa facture proprement dite, la France a toujours eu une longueur d'avance sur le reste du monde ; il n'appartient donc qu'à nous de l'entretenir. C'est d'autant plus nécessaire que la connaissance de l'orgue, dans le grand public, est toujours plus déclinante ; en un mot, il y a pour le moins urgence.

     Je ne dis pas que nos systèmes de formation ne soient pas à la pointe de ce qui se fait dans le monde ; se pencher sur nos voisins européens amène un satifecit que la plus grande humilité ne pourrait renier. Mais est-ce parce qu'un système fonctionne tant bien que mal (dans une ambiance toutefois pour le moins morose) qu'il nous faut pour autant nous reposer sur nos lauriers ? À quoi sert de former des organistes ou des facteurs en nombre conséquent, comme c'est le cas aujourd'hui, dans une société ou même les enterrements ne se pratiquent plus à l'église ? Est-ce honnête de faire croire aux apprentis facteurs que leur avenir est autre chose que destiné à la construction d'instruments coffre de deux jeux pour organistes fortunés ou à l'entretien épisodique d'instruments néo-classiques ?

     J'ai mille fois entendu des facteurs réagir violemment contre un enseignement trop poussé de leurs ouvriers. Outre que ce manque de courage me paraît, de leur part, d'une étonnante couardise, on peut se demander si, à l'heure de la conscience mondiale, nous avons d'autres solutions... Si nous ne faisions que construire des instruments nouveaux le problème ne se poserait certes pas. Mais en Europe, nous restaurons plus que nous ne construisons et les témoignages du passé confiés en des mains qui en ignorent le fondement ne sont jamais devenus que des désastres archéologiques. Bien sûr, l'orgue est un sujet si vaste qu'il n'est pas humainement possible, tant pour les organistes que pour les facteurs, d'assimiler tous les savoirs de toutes les époques. Ici comme ailleurs, il nous faudra faire preuve d'une grande humilité en reconnaissant ne pas pouvoir tout jouer, tout construire ou tout restaurer.

     Il me semble que l'État a un rôle capital à jouer dans le domaine de l'enseignement de l'orgue, beaucoup plus important que celui qu'il s'alloue actuellement. S'il ne le fait pas, c'est-à-dire s'il n'assume pas la responsabilité d'entretenir, de faire vivre et de promouvoir des instruments qui lui appartiennent parfois, il ne faudra pas alors s'étonner que s'accroisse la méconnaissance totale de l'orgue, tant dans le grand public que chez les gens qui en auront la garde et que tout cela continuera d'avoir des conséquences dramatiques sur les instruments anciens. À l'inverse, si un sursaut qualitatif se fait jour, il faudra assumer une diminution des restaurations à tout prix (ou des constructions), entreprises pour ne satisfaire que de toutes petites minorités.

     J'ai dernièrement reçu un courrier d'un correspondant qui me faisait remarquer que les relevés d'orgues s'inscrivent beaucoup plus dans une mode actuelle qu'ils ne suffisent à une restauration. Je ne nie pas un seul instant ce fait ; seulement il faut bien observer deux choses : ou les restaurations sont considérées par tous comme parfaites, et dans ce cas, plus aucune question ne se pose, ou une seule personne, de n'importe quelle qualification que ce soit, pose la moindre question au sujet de ce qui est payé par le contribuable et il faut alors que l'on puisse y répondre, c'est là la définition même de la responsabilité. Il ne s'agit donc pas d'une mode mais d'un des aspects de la modernité qui fait que la seconde moitié du vingtième siècle a, probablement comme jamais, fait prendre conscience aux individus responsables qu'ils s'inscrivent dans une histoire dont ils doivent impérativement témoigner afin de pouvoir être remis en question eux-mêmes sur leurs propres pratiques organologiques, afin aussi de faire changer des habitudes communément admises mais qui, sous le jour de l'écrit, ne peuvent qu'apparaître inacceptables. Enfin, un relevé n'a de sens que s'il s'inscrit dans une grande échelle de temps au même titre que l'instrument qu'il décrit. Il ne sert en effet à rien de dire que le premier do d'un jeu mesure 80 millimètres de diamètre si l'instrument où il se trouve vient d'être restauré. Par contre, il est aujourd'hui capital d'envisager l'évolution de l'orgue sur plusieurs siècles (à venir comme passés) et de se faire ainsi le trait d'union entre deux époques en s'attachant à témoigner le plus scrupuleusement possible. Aussi, si nous publions des relevés, ce n'est pas pour la galerie ; c'est parce que nous avons la conviction que notre travail s'inscrit dans un temps qui nous dépasse et qu'il nous est donné d'avoir la chance de voir ce que d'autres ne pourront plus observer.

     Mon correspondant me faisait remarquer que « même avec (ou à cause de) toutes les machines modernes, les calculs savants, l'électronique et l'ordinateur », les facteurs d'orgues contemporains ont de grosses difficultés à exprimer dignement leur Art. Il me semble nécessaire de remettre les choses à leur place : il ne s'agit pas de mettre de l'informatique partout, bien au contraire, il s'agit de bien connaître la valeur de chaques outils, ce qui implique autant la connaissance du maniement du ciseau à bois que de pouvoir clairement expliquer pourquoi l'on a ici, employé un assemblage à queue d'aronde et laissé là une bosse sur un tuyau à calotte soudée afin de ne pas en altérer la soudure originale. L'informatique parle d'information, le ciseau à bois de découpe, et l'accordoir de fréquences et ceci est autant valable en restauration qu'en construction d'instruments neufs. S'il peut se trouver une confusion des genres, notamment dans l'école que l'on s'attache à qualifier de « moderne », on regrettera seulement que les « classiques » négligent autant les outils contemporains, Internet en tête, alors qu'ils sont les plus efficaces pour témoigner d'un passé, communiquer un savoir-faire, et ouvrir de ce fait, un avenir, qui soit autant empreint de sens qu'en plein accord avec la société informationnelle qui s'annonce.

     Que l'on ne dise pas que c'est un problème de moyens. Pour peu que l'on sache lire et écrire, communiquer n'est plus un problème. L'Internet est en train d'éclore et échanger des points de vue sur l'orgue comme sur n'importe quel sujet est déjà du domaine du possible à fort peu de frais ; le temps fera que cela deviendra bien vite du domaine du commun. À l'instar de toute la société, les facteurs d'orgues et les organistes ont là une extraordinaire opportunité d'échange d'idées, de rapidité et d'humanisme quand on sait que ce média peut être employé à autre chose qu'à la publication quasi exclusive de compositions d'orgues et de photographies de buffets. Il est urgent d'aller beaucoup plus loin et que l'acte de pédagogie accompagne systématiquement celui de restauration. L'Internet n'est évidemment pas le seul forum possible, mais c'en est un qui, correctement utilisé, pourrait donner un fort coup de fouet à la connaissance de l'orgue dans le grand public.

     On m'objectera peut-être que l'on ne peut être facteur d'orgues ouvrier et encyclopédiste à la fois ; la mort du métier est-elle préférable ? J'ai souvenir d'une amie professeur de violon recevant un élève fort peu doué et à qui son mari faisait remarquer que les morceaux de musique qu'avait à étudier cet élève étaient toujours au-dessus de ses capacités. Le professeur fit aussitôt remarquer que c'était précisément là un des aspects les plus forts de sa pédagogie : si un élève n'est pas poussé à faire juste un peu plus que ses propres limites, il s'endort et ne progresse pas. Il en va exactement de même pour l'orgue ; si, dans la société des gens s'occupant de cet instrument, particulièrement en France, chacun pense avoir atteint son seuil d'incompétence, c'est bien alors qu'il n'y a plus rien à apprendre, que nous sommes arrivés à un point de non-retour. C'est dommage, je reste pour ma part à penser que nous n'avons pas encore commencé à découvrir l'instrument...


 

LA MODERNITÉ.

 

« Des orgues français se construisent aujourd'hui au Japon, des orgues allemands en Espagne. Ils sont parfaits, comme les sublimes « bordeaux » que l'on élève en Californie... » 3

P

our cinglante qu'elle soit, la phrase que Jean Boyer écrivit dans le journal « Le Monde » en 1990 n'en manque pas moins d'actualité. Après avoir lu l'auteur comparer le goût des vins au goût des orgues, tous deux s'inspirant « presque toujours du parler des habitants, des inflexions et des particularités phonétiques de la langue, de la sensibilité des peuples, à chaque époque. » force est de constater que la mondialisation culturelle et économique n'amène plus à apprécier distinctement les saveurs mais bien à les mélanger sans prendre en compte l'histoire ou les personnes qui les ont élaborées. C'est d'autant plus étonnant de la part d'une société qui affirme axer toute son énergie sur la communication et sur la mobilité. Mais, nous l'avons vu, qu'un organiste soit obligé de se déplacer (alors que tous les moyens physiques et financiers sont devenus accessibles) pour pouvoir réellement apprécier un instrument en vérité est devenu un luxe que seuls quelques rares musiciens revendiquent encore pouvoir se permettre. Faut-il rappeler ici les voyages de Dom Bedos à Weingarten, ou celui de Bach à Hambourg pour ne citer que ceux là tant ils furent nombreux, dans les siècles passés, à se donner les moyens de temps, d'argent et, surtout, d'énergie pour arriver à des fins qui sont aujourd'hui à la portée d'un billet de train ?

     Il me semble nécessaire de développer ce dernier point ; la deuxième moitié du vingtième siècle a vu l'éclosion du disque audio ce qui a eu pour effet de faire connaître l'orgue (et de lui donner ainsi un sursis d'existence) comme on n'aurait jamais pu l'imaginer à la fin de la dernière guerre. L'Internet est en train d'éclore, c'est-à-dire qu'il devient possible d'échanger des points de vue sur le sujet de l'orgue mais aussi des archives, des enregistrements sonores ou des photographies traitant de ce sujet, en temps réel et sans considération d'espace. Est-ce que pour autant que nous ferons plus jouer les orgues dans les églises ou les salles de concert ? À mon sens, il se trouve projeté là deux horizons : ou nous saurons nous servir de l'abondance des médias qui sont à notre portée pour faire vivre l'instrument avec une perspective, toujours rappelée, de ne pas se prendre au jeu du virtuel, ou nous nous servirons d'eux en confondant l'information comme la chose elle-même et ce sera alors bien la preuve que l'instrument n'a plus rien à dire de contemporain et qu'il appartient au passé sans possible retour.

     Il est déjà loisible d'illustrer ce propos : des expériences ont été tentées (avec succès) de faire jouer un orgue à distance par le biais de l'Internet. Il ne se pose plus de problèmes techniques à ce qu'un organiste se trouve séparé de milliers de kilomètres d'un instrument donné et puisse le jouer, en temps réel, devant un public lui-même disséminé à travers la planète. La question qui se pose donc aujourd'hui est de savoir si l'émotion, le partage, le plaisir, peuvent être commandés et distribués à distance, par écran et haut-parleurs interposés ou si ce type d'expérience n'est pas l'exacte illustration de l'éloignement toujours plus grand que la société civile porte à cet instrument, trop chargé de tout, demandant trop d'efforts pour être simplement abordé.

     Ici intervient encore l'image plutôt que la réalité : on confond la nécessité de décrire pour faire connaître (qui doit exister plus que jamais) et l'orgue réel, celui qu'il est à mon sens impossible d'écouter autrement qu'en réalité. Les seuls instruments encore raisonnablement joués sont les instruments transportables ou les instruments électroniques. Ceci est dû à une raison simple : il n'est pas nécessaire de faire l'effort de se déplacer ou d'aller les écouter dans le froid et l'humidité pour les apprécier. En cela, le disque audio a fait autant de ravages qu'il a permis à toute une génération d'aborder une connaissance de l'orgue plus ouverte. Pour prendre une autre image, allant dans le même sens, il ne me semble pas que la modernité consiste à pouvoir acheter sur Internet, comme c'est aujourd'hui possible, des disques compacts audio comportant tous les tempéraments de la création, mais bien à savoir (c'est-à-dire à avoir intégré en soi) la raison d'être d'un seul d'entre eux. Si le débat ne date pas d'hier, il est aujourd'hui renouvelé comme jamais.

     Aussi la modernité du vingt et unième siècle ne sera pas, à mon avis, de tout avoir, au contraire. La modernité, appliquée aux orgues, résidera dans les instruments les plus simples, qui ne singent pas ce qui ne peut exister : l'universel. Il ne s'agit pas pour autant de concevoir les constructions de l'avenir systématiquement épurées de toute superficialité ; l'orgue, en tant que création humaine, doit pouvoir se payer le luxe du superficiel. Il s'agit seulement de retrouver une simplicité, teintée d'humanisme, que l'orgue a perdu au cours du siècle qui s'achève. Sa survie sera à ce prix.

     Cette simplification se traduira, pour commencer, par un nécessaire retour au concert, une réelle redécouverte de l'audition directe de l'instrument, de la connaissance de son jeu et de sa facture. Si ce travail de fond, principalement motivé par la passion bénévole de tous les acteurs de l'orgue, n'est pas décuplé au plus vite, il ne faudra pas alors s'étonner que la société civile refuse de subventionner des constructions ou des restaurations tutoyant facilement les millions de francs s'il s'agit de donner moins de dix concerts par an où ne viendront pas cent cinquante personnes en moyenne comme on peut le voir ca et là. Ceci impliquera que les acteurs de l'orgue fournissent un travail pédagogique infiniment supérieur à l'actuel car même si les bonnes volontés sont déjà présentes, elles manquent pour le moins de mordant. Cela supposera enfin (et à mon avis surtout) une redéfinition complète de l'instrument orgue, de son usage, de sa facture et de son jeu plus détaché des églises qu'il ne l'est encore actuellement car les lieux de cultes ne se trouvent plus du tout dans l'utilisation que l'on en faisait il y a seulement cinquante ans.

     J'entends déjà ici les propos fustiger mon intégrisme laïcard. Pourtant, que l'on ne me dise pas aujourd'hui que les églises où les temples sont, en France, autre chose que de superbes forteresses vides désespérément tenues par des gardiens s'accrochant autant à leurs clefs qu'à leurs pauvres illusions. Il est aujourd'hui plus facile de trouver un organiste de trente ans qu'un prêtre qui en ait moins du double... Il est certes de très bon ton de se persuader, comme c'est le cas de plus d'un, que nous vivons là une époque difficile, tant pour la religion que pour la spiritualité qu'elle est sensée exprimer, mais que ce n'est que l'effet d'une mode passagère et que tout reviendra un jour comme avant. Pourtant, pousser le bouton du premier poste de télévision venu démontre par l'évidence et le bon sens que la prophétie de Malraux4 relève plus de la formule de style, au demeurant fort esthétique, que de la réalité objective. Oui, le vingt et unième siècle sera ; mais il n'aura pas besoin d'être spirituel pour que s'exprime son humanisme et les religions, à l'heure de la communication planétaire et de la prise de conscience populaire de leur impossible œcuménisme, pourront toujours revendiquer haut et fort leur liturgie ; ce sera devant un parterre de pratiquants toujours plus restreint, lassés par le peu de sens qu'apporte le rite face à l'abondance des images. Dans ce contexte, on assiste déjà en Italie à des cultes joués sur un orgue électronique alors que se trouve dans l'église un instrument parfaitement restauré du début du seizième siècle. En France, en Allemagne, partout en Europe, on accompagne les cultes à la guitare post conciliaire parce que la chose est vécue par les personnes comme nettement plus humaine ! Et comme il est impossible de nier cette évidence ! Il faudra au monde de l'orgue une humilité sans faille et une grande force morale pour accepter et réagir dignement face à ces phénomènes de société car, à moins de pratiquer la politique de l'autruche (qui, de toute façon, ne ferait qu'accélérer le processus), force est de constater que les pratiques religieuses déclinant à vitesse grand V dans ce vieux continent qu'est l'Europe, amènent à reconsidérer le sens profond de l'instrument pour envisager sa survie. Si cette prise de conscience, suivie de réactions aussi appropriées qu'effectives, sont indéfiniment repoussées, le verdict sera encore pour l'orgue des plus cruels : sa disparition à plus ou moins long terme.

     Il ne sert à rien de restaurer ou de construire des orgues, de former des facteurs ou des organistes si cela est en parfait désaccord avec la société civile avec laquelle ils sont sensés évoluer. Il ne sert à rien non plus de singer le moderne en rendant l'instrument le plus technologique possible couvrant ou croyant couvrir la plus large plage de répertoire si cela ne vise, comme c'est aujourd'hui beaucoup trop souvent le cas, qu'une pure démagogie ou le satisfecit de quelques-uns. Rendrait-on l'orgue à tuyaux capable de jouer de la musique techno que nous sous serions encore ridicules ; les synthétiseurs électroniques servent infiniment plus les intérêts des modernes, les vrais, que ne le fera jamais l'instrument acoustique. De même il faudra que soit dit un jour que Vatican II n'a jamais apporté autre chose qu'un mélange Bourdon-Flûte 4' en sortie de messe. Et intégrer dans les instruments, anciens ou modernes, un combinateur aux 65536 possibilités n'y a jamais rien changé... L'on m'accordera enfin sur ce dernier point, sans trop de difficulté, j'espère, que ce n'est pas la pratique fondamentaliste du culte, de quelque confession que ce soit, qui va ici résoudre le problème de la modernité... S'il y a une modernité à donner à l'instrument (et je suis de ceux qui croient que c'est du domaine du vital), ce n'est certainement pas dans la technologie qu'il faut la chercher, pas plus que dans la liturgie car pour n'avoir pas, tout deux, assez considéré la mesure humaine des individus, les deux concepts sont aujourd'hui largement dépassés.

     À lire les lignes qui précèdent, on pourrait croire que je n'ai pas d'autres joies que de jouer les Cassandre... Ce serait faire fi des grands espoirs que nous offre le vingt et unième siècle auxquels je crois plus que tout. Même si le passage sera éminemment difficile, tout est à inventer, à mettre sur la table, à construire et à échanger. Mais l'entreprise, pour être d'une rare complexité, suivant en cela le modèle de société qui s'annonce, sera difficile à mettre en œuvre moins par l'humilité que cela demandera que par le travail personnel qu'il faudra fournir pour que ne soit pas relégué au musée un instrument dont le sens doit être réintégré au sein de la société. Comme dans toute crise - car crise il y a - il sera nécessaire que soit fait acte de don, de générosité, ce qui, le moins que l'on puisse dire n'est pas exactement dans la tendance actuelle où tout est marchandise.

     En matière de stricte musique, il est à mon avis impératif que les compositeurs contemporains reprennent aussi conscience que l'esthétisme est une composante de l'orgue beaucoup trop importante pour qu'il puisse définitivement s'en passer à l'avenir. À l'instar d'un Ligeti, on pourra toujours faire des expériences sur un instrument considéré par ce compositeur comme « quasiment mort » mais je doute que ce cela puisse un jour être apprécié par le public comme de la musique... Tirer les jeux à moitié, agrémenter les pièces de clusters, couper le vent d'une soufflerie au cours de l'exécution d'une pièce (après avoir, bien sûr, pris en compte les dégâts matériels que provoquent ce genre de pratiques sur les ventilateurs...) sera toujours du domaine du possible, mais de là à croire que c'est une façon efficace de redonner vie à cet instrument deux fois millénaire me semble, ou relever de l'inconscience, ou d'un bien pauvre complexe d'infériorité vis à vis de la musique techno qui fait à mon sens beaucoup mieux...

     Quitte à en décevoir plus d'un, il faudra bien un jour que les modernes s'avisent qu'une des potentialités majeure de l'orgue est son âge ; il a plus d'histoires à nous raconter que nous n'avons à lui faire vivre encore et toujours d'expériences. Aussi est-il nécessaire de se défaire au plus vite de cet esprit de synthèse, si usité au vingtième siècle, mais qui fait aujourd'hui beaucoup plus de ravages qu'il ne construit d'avenir.

     Un travail d'honnêteté rigoureuse reste aussi à faire chez les exécutants de musique ancienne. En effet, on assiste actuellement dans ce domaine à la naissance d'une multitude de petits groupes de musique ancienne dont la médiocrité commence par ce manque d'humilité qu'impose la difficulté de l'expression musicale et que les prétendues multiples possibilités de l'instrument électronique ne pallieront jamais. Quand comprendra-t-on qu'il est mille fois plus poétique, plus artistique, plus humain, plus sincère - et, accessoirement, plus moderne - de jouer sur un instrument qui ne possède qu'une petite flûte de huit pieds (ou de quatre...) que sur un « quarante trois jeux » de cathédrale, numérisé, et joué dans une acoustique d'appartement ? J'ai entendu il y a peu un concert dont le récit dépasse l'anecdote tant est cruelle sa banalité ; le programme y était on ne peut plus français. Nous entendîmes tour à tour Marin Marais, André Raison, Claude Balbastre, Jean François Dandrieux et quelques autres classiques français des dix-sept et dix-huitième siècle. Chaque pièce chantée était accompagnée par des instruments anciens ou copiés sur des modèles baroques à l'exception de l'orgue, évidemment électronique... Le concert était par ailleurs ponctué de pièces jouées en soliste sur cet instrument numérique. On m'avait assuré, au début de l'audition, que le résultat n'était pas si mauvais qu'il y pouvait paraître ; bref, que « pour-le-prix-c'est-ç'qu'on-f'sait-d'mieux ». Passé les trois premières mesures de l'audition d'une pièce de Nicolas Lebègue, je fus pris d'un fou rire sans doute plus nerveux que libérateur... Malgré la prétendue rigueur de la copie d'un instrument à dominante française, malgré le choix du compositeur autant en harmonie avec le dit instrument qu'avec le programme du concert, le son des flûtes comme des anches numérisées était rendu, dans la petite église ou nous nous trouvions, avec des transitoires d'attaques et de fin similaires à celles que font entendre les tuyaux d'orgues que l'on trouve dans les instruments si caractéristiques de l'Allemagne du Nord ! Virulente revanche de Dame Nature ou éternelle influence allemande que subit actuellement notre société latine ? À bien y réfléchir, j'opterai sans choisir pour les deux raisons à la fois car, dans une inégale mesure, elles me semblent largement expliquer ce criant paradoxe. Le problème réside en effet moins dans le fait de savoir s'il faut ou non utiliser l'instrument électronique - c'est le choix de chacun en fonction de ses goûts et de ses aspirations musicales - que de savoir si cela a un sens dans le cadre de l'accompagnement de la musique ancienne. Peut-on en effet parler de recherche et d'authenticité si celle-ci n'est que volontairement partielle au nom du seul confort ? Est-ce un véritable argument de dire que si les anciens avaient eu à leur disposition telle ou telle commodité, ils l'auraient sans conteste adoptée ? Est-il bien raisonnable de créditer d'honnêteté un groupe de musique ancienne qui se targue (en début de concert) d'être à la pointe de la musicologie en prononçant les « u » ou les « j » à la française quand ce même groupe utilise un instrument numérique qui n'a de timbre que celui réduit au diamètre d'un haut-parleur ? Est-ce cela la musique ? Est-ce cela la modernité ?

     Il est temps de rappeler ici que le mot baroque est un mot portugais qui signifie à l'origine une perle de forme irrégulière. Mais qu'attendons-nous aujourd'hui du baroque ? Qu'on me pardonne cet outrage mais ce n'est pas parce qu'il nous est donné aujourd'hui d'entendre à foison du Bach dirigé par Philippe Herrewegue (que, par ailleurs, j'estime beaucoup pour l'expression de son Art) que nous sommes obligés de croire que la musique ancienne est aussi aseptisée qu'une salle d'hôpital. Les anciens n'étaient pas propres, c'est connu ; on se soulageait sans complexe à Versailles derrière les passementeries et les ors sans se préoccuper de la gêne ou de l'odeur. Aussi me semble-t-il utile de rappeler inlassablement que les parfums des dix-sept et dix-huitième siècle ne sont charmants que dans la mesure où ils sont suffisamment puissants pour dissimuler l'odeur pestilentielle qui règne partout. Ne pas croire ou faire en sorte de ne pas voir ce genre d'évidence relève d'un doux romantisme que n'aurait pas renié un Viollet-le-Duc. Et quand un Callinet, en 1789, « restaure » et agrandit (ou fait agrandir) le buffet de l'instrument d'Auxonne, il le fait avec une brutalité et une maladresse dignes du plus fieffé des gougnafiers...

     Je crois que c'est Scott Ross qui comparait les notes inégales au milieu sonore dans lequel vivaient les anciens. Tout aujourd'hui est lisse, motorisé, continu. C'est à tel point que j'ai souvenir d'un facteur d'orgues qui, faisant passer un diplôme d'apprentissage à des ouvriers avec, comme exercice, le corroyage d'un ouvrage à la main, s'était exclamé qu'il préférait le bruit des machines tant était difficile à supporter l'inégalité du bruit des outils manuels...

     À force de vouloir tout jouer, tout apprendre, tout posséder, on finit par ne rien avoir, ou, plus exactement, avoir tout de façon moyenne. On mise ici sur la création contemporaine sur un instrument dont on fait croire au public qu'il est de 1694 ; on enregistre là l'art de la fugue sur un instrument typiquement français parce que cela donne des couleurs à cette pièce majeure du répertoire comme s'il relevait de l'évidence qu'elle puisse en manquer. Quelle démagogie ! Quelle misérable pauvreté ! L'orgue ancien est-il à ce point pauvre qu'il ne puisse se suffire à lui-même ? Manquons-nous tellement, en France, en Italie, en Espagne ou au Portugal de répertoire que nous ne puissions nous passer du maître de Leipzig ? Il n'est aujourd'hui un secret pour personne que les bibliothèques des pays du sud abondent en manuscrits ; qui les redécouvrent ? Qui les jouent ? Ceci est d'autant plus étonnant qu'on pourrait attendre le contraire d'une époque qui dirige toute sa raison d'être à la communication. Mais quelle communication ? Est-ce vraiment crédible enfin de consacrer de l'énergie à mêler musique ancienne et contemporaine ?

     Des amis (qui ne connaissent rien à l'orgue, cela existe...) ont dernièrement eu la gentillesse de m'offrir un disque, qui est sorti récemment, d'un interprète réputé sur un orgue qui a fait beaucoup de bruit (dans tous les sens du terme). Ce qu'il me plaît de noter, c'est moins l'interprétation, dont la critique est toujours subjective, que le choix des œuvres enregistrées ; elles sont vraiment à l'image du goût et de la tendance actueles. On commence par entendre une toccata et fugue en ré mineur d'un certain Johann-Sebastian Bach, œuvre d'une originalité folle et qui gagne à être connue. Vient ensuite un extrait de la messe pour les paroisses de Couperin, ce qui contredit ce que tendent à prouver les lignes qui précèdent à savoir l'impossibilité de mélanger les styles sur un même orgue. On finit par ouïr avec joie une pièce du Maître-Compositeur-Interprète qui, enfin, fait sonner dignement cet instrument comme on est en droit de l'attendre. C'est alors qu'on peut s'estimer pleinement contenté devant ce spectacle magistral qui laisse à l'auditeur un sentiment d'éternité ; le temps comme l'espace sont enfin maîtrisés...

     Eh bien oui, je l'avoue. Ne pouvant que constater la pauvreté d'un interprète sur un instrument dont le prix de la restauration-construction fut inversement proportionnel à son originalité, je ne peux que me gausser du choix « passe partout » qui ne prend aucun risque, qui ne fait que paraître comme pour éviter d'être. La société du vingtième et unième siècle, se dirige à grands pas vers cette concaténation, cette moyenne, où disparaît toute identité. Passé la dérision, la révolte, ou la réplique par trop emportée, il m'arrive aujourd'hui de pester à voir tant de gens pratiquer l'instrument orgue en l'asservissant à la commodité du moment, défait de ses particularismes au nom d'une fausse modernité. Il est évident qu'il est impossible de refaire le monde, mais je souhaite rappeler ici qu'en matière de facture d'orgues, comme dans toute autre forme d'art d'ailleurs, il ne peut y avoir de place pour la moyenne, cet impossible juste milieu, sous peine de se voir condamner par l'Histoire, ou, plus simplement, par les enfants de nos enfants, nos propres descendants. Un jour, peut être, ceux-ci décideront-ils de faire une reconstitution d'un instrument du dix-septième siècle français. Pour cela, ils se priveront de machines afin de retrouver les techniques anciennes. L'orgue n'aura que quarante-huit notes, pas de tirasse, deux pauvres petits jeux à la pédale et l'on ne pourra y jouer que les pré-classiques français. Les compositeurs comme Rameau ou Balbastre y seront condamnés parce que trop décadents... L'absence de moteur électrique, enfin, empêchera quiconque d'y venir jouer seul, l'esprit communautaire y sera retrouvé. Parallèlement à cela, et pourquoi pas dans la même église ou salle de concert, on pourra entendre un second instrument, cette fois destiné à la créativité contemporaine de cette époque future, aux organistes tournés vers ce qui pourra alors être défini comme l'Avenir. Ceux-ci viendront composer sur cet orgue d'un style nouveau, reflet de leur époque et d'elle seule, des pièces de leur temps. On parlera histoire avec Amour, on jouera des musiques avec Délices et, dans leurs pluralités, les Orgues seront reines car l'on saura pourquoi.

     Oh, pardonnez-moi, je rêvais...


 

L'AVENIR RESTE DONC À CONSTRUIRE.

 

     « Si l'on voulait faire abstraction de l'extraordinaire littérature de l'orgue et du merveilleux effet qu'elle produit dans les églises, force serait de reconnaître que l'orgue, aujourd'hui est un instrument qui a vieilli [...] L'orgue du futur ne devrait guère être plus encombrant qu'une fois et demi la taille d'une machine à écrire portable. [...] J'imagine que grâce à un tel instrument portable, les musiciens et les amateurs pourraient se retrouver le soir, chez l'un ou chez l'autre et jouer des duos, des trios, des quatuors... C'est là bien entendu une fantaisie futuriste, mais qui sait si nous en sommes si loin ? S'il se pouvait, tout comme aujourd'hui la radio nous apporte le son, que le son soit effectivement livré à domicile, alors tout deviendrait possible »5

Q

uelle merveilleuse façon d'être le fruit de son siècle ! Et comme apparaît crûment le décalage entre les aspirations d'un compositeur contemporain et la réalité objective d'un instrument dont l'histoire est deux fois millénaire ! Comment pouvons-nous, en tant que facteurs (mais plus encore restaurateurs) recevoir dignement de tels propos ? À côté de la plaque l'ami Schönberg ? Cinquante ans plus tard : assurément ; et ceci pour plusieurs raisons.

     La première est due à l'histoire même de ce siècle qui nous a amené à ne plus pouvoir nous passer de l'Histoire, la grande, celle sans laquelle il n'est plus possible d'envisager l'Avenir. C'est autant un handicap (particulièrement propre au continent européen qui a pour tâche la gestion de son patrimoine) qu'un avantage si nous savons nous montrer aptes à en extraire le fruit. Une des grandes failles de mes contemporains me semble résider dans l'absence de cette nécessaire conscience : on ne construira jamais plus rien d'intéressant sans prendre en compte ce qui s'est déjà fait. Or, l'aventure est particulièrement périlleuse car même s'il est tout à fait possible d'imaginer des jeux nouveaux, émettant des sons que personne n'aurait jusqu'ici entendu, il est évident que cela aura maintenant lieu dans un contexte social où les nouveautés extérieures sont en telle permanente abondance que cela ne fera jamais plus d'effet que des ronds dans l'eau... Nous ne sommes plus au dix-neuvième siècle où l'invention de la Flûte Harmonique rameutait les foules. Avant de se préoccuper de faire du nouveau, il est donc autant capital de donner une justification à la conservation de l'ancien que d'en profiter pour récapituler tout ce qui s'est déjà fait et dans quel but cela a eu lieu pour ne pas apporter quelque chose qui soit en parfait décalage avec la société contemporaine.

     L'orgue, qu'on le veuille ou non, est un instrument statique, particulièrement lourd, chargé encore pour longtemps dans l'inconscient collectif d'un sens toujours relatif à la religion et dont la production, la restauration ou l'entretien exigent de la part des commanditaires ou des pouvoirs publics une forte abnégation dans l'attribution des crédits, tant paraît toujours considérable, pour le grand public, le décalage entre les fonds accordés et le résultat produit. Le discours de Shönberg préfigure de manière assez incroyable l'avènement de l'orgue électronique ; curieusement, la banalisation de l'instrument n'est pas vécue autrement que comme un aboutissement et c'est finalement assez cruel de remarquer que ce phénomène est encore toujours d'actualité. On pourra objecter ici que les techniques d'échantillonnage électronique du son sont encore bien loin d'être satisfaisantes à ce jour. Mais quand bien même le seraient-elles, le problème est-il là ? Il y a quelques années, j'avais eu à voir les recherches que l'on faisait pour fabriquer des violons en matériaux composites qui pourraient égaler en timbre les plus grands Stradivarius ce qui aurait eu pour effet de lancer, à très bas prix, des instruments d'une irréprochable qualité. Apprend-t-on mieux ses gammes sur de tels instruments ? La poésie, la musique ne se trouve-t-elle pas plus dans l'exceptionnel, cet axiome d'humanité qu'il n'est pas donné de rencontrer tous les jours ? Là est à mon sens l'extraordinaire défi du vingt et unième siècle : il nous faut réapprendre à manquer.

     Malgré tout ce que l'on pourra dire, lire et écrire, je reste de ceux qui sont convaincus qu'il n'y a pas de notion de progrès en art. En chercher en facture d'orgues relève, ici comme ailleurs, de l'utopie la plus crue et l'Histoire est encore là pour nous rappeler ce fait : Cavaillé-Coll, ce n'est pas mieux que Clicquot, pas plus que ce dernier surpasserait Joyeuse ou Silbermann. Chacun appartient à son époque, en est l'image et l'expression. Que Victor Gonzalez illustre, en France, parfaitement la sienne est un fait que l'on peut regretter, mais ce serait aller un peu vite en besogne que de lui reprocher l'entière responsabilité de son siècle alors qu'il en fut le juste reflet. De même, que l'on ait vu ces dernières années fleurir à foison des instruments contemporains que d'aucuns se sont empressés de qualifier de pastiches ou de néo me semble, encore une fois, être l'expression d'une recherche de sens reflétant parfaitement nos interrogations et nos angoisses contemporaines. Attendre donc de l'invention artistique - au sens de découverte du terme - d'une époque qui n'a inventé que de la technologie, me semble vain. Du reste, tout apport artistique naît toujours quand le besoin politique, culturel ou religieux lui en fait la demande, pour ajouter de l'information à son être afin d'en magnifier le sens. Or la demande sociale n'est plus à solliciter de la musique d'orgue pas plus que de la musique tout court car tout abonde à l'excès ; si nous voulons survivre, c'est en apportant autant quelque chose qui n'existe pas encore, que, surtout, qui s'inscrive dans les besoins des siècles qui s'annoncent.

     Celui qui s'achève fut, de par l'abondance technologique, celui de la débauche d'informations, toujours plus quantitative que qualitative. Cet excès a entraîné, en facture d'orgues comme partout ailleurs, une pauvreté d'esprit que la plus endurcie des mauvaises foi ne pourra pas ne pas reconnaître. Il ne s'agit donc plus d'appartenir à l'école des classiques ou à celle des modernes, l'une et l'autre se reprochant tour à tour les mêmes griefs de pauvreté d'esprit qui ne sont, en réalité que le fruit de leur siècle. Cessons là ces crêpages de chignons ridicules entre concierges de bas quartiers ; les deux écoles peuvent co-exister pour peu que chacune accepte que leur génie n'est pas universel. Il ne s'agit pas ici de réunir des goûts qui ne peuvent l'être ; simplement partir du principe pragmatique que des crédits financiers puissent être alloués à l'une et à l'autre pour peu qu'elles sachent apporter à la communauté la justification de leur existence. C'est alors que, de cette compétition éminemment émulatrice, pourra émerger un sens nouveau à l'instrument orgue qu'il nous est encore impossible d'imaginer aujourd'hui. C'est alors que les pastiches les plus aboutis, construits ex nihilo, pourront coexister en paix avec des instruments exclusivement conçus en matériaux composites, chacun se prévalant d'une recherche plus complémentaire à l'autre que contradictoire.

     Mais dans tous les cas, les instruments que les siècles nous ont légués ne peuvent plus, comme nous l'avons trop souvent vu dans celui qui s'achève, être pris à témoin par les uns ou par les autres ; l'enjeu est trop grand, il s'agit de notre patrimoine commun, celui là même que nous léguons à nos enfants et qu'il n'est plus possible de faire évoluer de par la conscience du temps, véritablement éclose dans la deuxième moitié du vingtième siècle.



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n d'autres termes et pour conclure : il ne me semble pas être de comportements plus rétrogrades que celui qui consiste à penser que le sens des choses, quelles qu'elles soient, ne puisse être autrement que teinté d'éternité. Cela n'empêche pas l'Avenir, bien au contraire ; cela lui donne même des perspectives extraordinaires pour peu que nous sachions, tant dans nos esprits que dans les actes qui en répondent, que toute mort est toujours suivie par une renaissance, elle-même porteuse d'espoir.



Sébastien Cosson,
Graniers, décembre 2000.






Notes

(1) In Charte Internationale sur la conservation et la restauration des monuments et des sites (Charte de Venise), article 9. Ce texte de 1964, disponible dans sa totalité sur le web à l'adresse : http://www.icomos.org/docs/venise.html, est encore d'une étonnante actualité moins par le fait de ce qu'il propose que par le superbe dédain dont il fait l'objet dans les faits en matière de restaurations d'orgues trente sept ans plus tard.

(2) « La meilleure forme que l'on pût donner aux Porte-vents, seroit la ronde ; parce que le cercle est la figure qui contient le plus de capacité & le moins de circonférence ; & la raison pour laquelle le plus de capacité & le moins de circonférence, sont les qualités les plus avantageuses pour les Porte-vents, est qu'en une moindre circonférence il y a moins de superficie dans leur paroi, par conséquent moins de frottement ; il y a moins de pores, & par conséquent une moindre perte de vent. »

in L'Art du facteur d'Orgues, Dom François Bedos de Celles, Paris, 1766-78, Page 295, art. 818.

Comment ne pas trouver, à lire ces lignes, une merveilleuse justification aux atrocités plastiques (aux couleurs grisés des tuyauteries des lieux d'aisances...) si abondantes dans les restaurations des années cinquante de ce siècle ?

(3) Jean Boyer, in « Le Monde », jeudi 26 avril 1990.

(4) « Le vingt et unième siècle sera spirituel ou ne sera pas » Prophétie que tout le tout le monde attribue à Malraux alors que personne ne sait vraiment si cette phrase est réellement de lui ou pas...

(5) Arnold Schönberg, lettre du 10 mai 1949 au Dr Werner David de Berlin-Zehlendorf, cité in Guide de la Musique d'orgues, sous la direction de Gilles Cantagrel, éditions Fayard, collection Les indispensables de la musique, page 714.