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Voilà les mêlanges des Jeux les plus réguliers, les plus en usage & tels que les pratiquent les plus habiles Organistes. Ils peuvent en trouver bien d'autres : ils en imaginent qui sont propres à rendre avec plus d'énergie & d'expression les idées que leur fournit leur génie. Comme ils ont du goût pour la bonne harmonie & qu'ils connoissent les propriétés & la nature des Jeux de leur Orgue, ils ne font point de nouveau mêlange, qui ne soit raisonnable, & qui ne plaise. Ils s'attachent sur-tout à toucher chaque mêlange dans le goût qui convient à son caractere : il faut avoir pour cela bien du discernement ; aussi il n'appartient pas à tous d'en inventer de nouveaux, parce qu'il ne seroit pas aisé de les caractériser comme il faut. Un Organiste qui n'aura pas encore atteint un grand degré de perfection, doit s'étudier à imiter ceux qui ont le plus de talent, & tâcher de se conformer à leur goût & à leurs mêlanges. Comme il n'est pas facile de les retenir tous dans sa mémoire, j'ai cru leur faire plaisir de les leur présenter ici par écrit. Il est cependant convenable d'y faire quelque changement dans certaines circonstances ; parce que toutes les Orgues ne sont pas également bien faites. Voici quelques regles générales, dont on pourra faire usage dans l'occasion ; car dans tout ce que j'ai dit ci-dessus au sujet des mêlanges, j'ai toujours supposé que tous les Jeux de l'Orgue étoient bons & proportionnés pour la qualité & la force de leur harmonie.1o. Si les Jeux d'Anche sont courts, & que par conséquent ils aient une harmonie maigre, rude, seche & criarde, il sera à propos de les émousser un peu. On pourra à cet effet y ajouter plus de fonds, comme un petit Bourdon ; & s'il ne suffit pas pour tempérer leur aigreur, on y joindra encore un 8 pieds ouvert, & un petit Nasard au Grand Jeu ; je suppose que ces fonds ne les rendront pas lents à parler.
Mais si au contraire les Jeux d'Anche sont trop longs, & qu'ils aient par eux-mêmes une harmonie sourde & trop douce, on les touchera sans fonds ; on en retranchera même le Prestant.
2o. Si les Jeux d'Anche ont une mauvaise harmonie, & qu'ils ne soient pas d'accord, c'est le cas où l'on pourra se servir du Tremblant-fort. Cette modification du vent mettra de la confusion dans l'harmonie, & pourra peut-être masquer un peu les défauts, si elle ne les augmente ; mais dans les Orgues qui sont bonnes & qui vont bien, on fera beaucoup mieux de ne point s'en servir, à l'exemple des Organistes qui ont le plus de goût, comme je l'ai déjà dit. Il est cependant des occasions où l'on peut le faire jouer, pour donner une expression singuliere à quelque caprice que l'Organiste voudra exécuter : ces cas sont assez rares.
3o. Si les deux 8 pieds (qu'on doit toujours entendre du 8 pieds ouvert & du [p. 535.] 4 pieds bouché) sont si foibles, qu'ils ne fassent pas l'effet convenable dans les accompagnements, on y joindra la Flûte de 4 pieds, ou au défaut de la Flûte, le Prestant ; mais on n'y mettra jamais de 16 pieds : du reste les deux 8 pieds ne peuvent jamais trop dominer dans ces sortes d'occasions. S'il n'y avoit point de 8 pieds ouvert dans le Positif, on joindroit au Bourdon la Flûte de 4 pieds, ou le Prestant s'il n'y avoit point de Flûte : ceci n'est dit que pour les accompagnements.
4o. On ne mettra jamais aucune Tierce, ni Nasard, ni Quarte dans le mêlange du Plein-Jeu ; on émousseroit par-là son tranchant, sa finesse & son brillant : ce sont des Jeux incompatibles.
5o. On ne mettra point non plus aucune Tierce, ni Quarte, ni Nasard au Grand Jeu, que dans le cas du no. 2 ci-dessus. Les Jeux d'Anche faisant toute la beauté du grand Jeu, ces Jeux leur feroient perdre tout leur mérite, & tout ce qu'ils ont de gracieux : ils les rendroient plus sourds & plus lents à parler ; d'ailleurs, ils ne font pas un bon effet lorsqu'on fait des accords, comme on le pratique quelquefois au Grand Jeu.
6o. On a déja [sic] pu remarquer par tout ce qui a été dit ci-dessus, qu'il faut éviter, autant qu'on le pourra, de joindre le Prestant aux 8 pieds, pour les accompagnements des différents Récits, soit en taille, soit sur les dessus : il a un aigu qui n'est pas agréable. On ne s'en servira que dans le cas du no. 3 ci-dessus : il faut lui préférer toujours pour cette fonction la Flûte de 4 pieds, s'il y en a.
7o. Si la Pédale de Flûte est composée d'un ou deux 16 pieds, avec les 8 pieds & les 4 pieds, on doit se servir de tous ces Jeux, même du 32 pieds, s'il y en a, dans toutes les manieres de toucher, où il est spécifié qu'on doit employer la Pédale de Flûte.
8. S'il y a un Jeu de Tierce à la Pédale, c'est-à-dire Nasards, Quartes, & Tierces avec tous les Jeux de fond, on peut s'en servir aux Quatuor, aux Trio à trois Claviers, & dans d'autres occasions où l'on jugera qu'il doit faire un bon effet : cela dépend du goût & du génie de l'Organiste.
9. Il y a des Organistes qui joignent presque toujours un Nasard au Cromorne. Ce mêlange peut assez bien faire, lorsque le Cromorne est court, ou qu'il ne cruche pas assez, c'est-à-dire, qu'il n'a pas l'harmonie qu'il doit avoir ; mais lorsqu'il a son véritable caractere & qu'il est bon, il ne faut jamais y mêler aucun Nasard.
10. Un Organiste doit s'attacher à bien connoître l'Orgue qu'il touche, pour en tirer tout le parti possible. On a vu bien des fois un Orgue touché par deux bons Organistes, lequel paroissoit beaucoup meilleur sous la main de l'un que de l'autre. La raison en est que l'un avoit plus de goût dans ses mêlanges des Jeux que l'autre, & se conformoit mieux à la portée & à l'état actuel de l'Orgue. Chaque mêlange a son caractere particulier : il y en a qui sont plus [p. 536.] brillants sur certaines parties du Clavier, que dans d'autres ; par exemple, tous les 8 pieds ensemble imitent mieux la vraie Flûte dans le plus haut du Clavier que plus bas : les Cornets ont un son plus agréable en haut que plus bas : c'est le contraire dans les Jeux d'Anche ; les derniers Tuyaux ne sont pas si brillants, ils sont toujours un peu foibles. Le Plein-Jeu n'est pas si nourri ni si harmonieux dans les dessus : le grand Jeu de Tierce ne fait pas bien dans les dessus ; aussi y a-t-il de très-bons Organistes qui ne les touchent jamais : les 16 pieds y dominent trop. Il y a certains accompagnements qui doivent être pris fort bas, d'autres médiocrement, & d'autres fort haut. Il est des mêlanges qu'il faut toucher avec rapidité, d'autres d'un mouvement modéré, comme tous ceux où entrent les fonds de l'Orgue, & sur-tout les grands fonds, qui ne feroient aucun effet. C'est à un Organiste qui a du goût, & qui du reste en sait assez pour être le maître de son harmonie, à choisir non-seulement ses Jeux comme il faut, mais encore les parties de ses mêlanges les plus favorables ; c'est ce que j'ai tâché d'insinuer dans plusieurs de ceux que je viens de donner ; comme quand j'ai déterminé sur quels Jeux ou quels Claviers on doit faire le premier ou le second dessus dans les Trio, ou dans les Duo, selon le mêlange dont il s'agissoit. Plus un Organiste fera paroître l'Orgue, plus il plaira & plus il paroîtra lui-même. J'en ai vu un qui portoit son attention jusqu'au point de ne plus toucher, pendant tout l'office, une touche sur laquelle il avoit entendu un Tuyau assez notablement discord pour choquer l'oreille ; il faut être pour cela maître de son harmonie.
F I N D E L A T R O I S I E M E P A R T I E.
D E L ' I M P R I M E R I E L. F. D E L A T O U R. 1 7 7 0.