Pour prouver aussi ce que je dis dans le Titre de ce Mémoire, touchant l'Architecture, les Machines, la Facture des Clavessins & instrumens à vent, je vais faire un détail au plus court de ce que j'ai fait touchant ces Arts, & comme je les ai appris.


     En 1708. je sorti des Troupes où j'ay resté trois ans dans le Régiment de Languedoc, j'étois agé pour lors de 21. an, je sçavois passablement la tournerie & menuiserie, que j'avois appris de moi-même avant d'aller au service, & que j'avois augmenté tant en Allemagne dans les garnisons où j'étois, que chez mon pere, venant passer quelquefois le quartier d'hyver. je fus à Comercy sur la Meuze ou le Prince Vaudemon faisoit faire un magnifique Chatau, je travaillai quelque mois chez un bon Menuisier, & ensuite j'entrepris de tourner plus de deux cens gros Balustres en pierre, ce qui me porta à la travailler & tailler, étant ami du sous-Architecte très-habile, nommé Mr. Lebrun, il me donna les princpes d'Architecture & la maniere de la coupe des pierres, & quelque traits de Charpente, dont je me suis encore perfectionné avec d'autres habiles ouvriers.Sortant de-la en 1709. je me fis passer Maitre Menuisier & Tourneur à Toul ; je fis mon chef d'œuvre en tournerie qui est un grand gueridon ; l'année suivante les Grenadiers à cheval de l'électeur de Baviere vinrent en garnison dans cette Ville, il y avoit dans ce corps quatre fameux Hautbois & deux Bassons, je me fis montrer jouer du Hautbois par un d'eux qui me conseilla de faire des instrumens, attendu que je tournois assez proprement, je réussi assez bien par l'aide de ce Joueur d'hautbois.

     En 1711, je fus à Paris, travailler chez Mr. Ripert pour me perfectionner, il demeroit pour lors dans l'Abbaye Saint Germain des Pres, Mr. Colin Otter me donna quelques leçons par la recommandation d'un Chanoine de Toul & du Basson de la Cathedrale qui étoit de ses amis, ensuite, je revins à Toul où je pris le parti d'aller demeurer à Metz, appelé par M. le Comte Robin, pour lors Commissaire Ordonnateur, en l'absence de l'Intendant, & qui a été depuis premier Commis des Finances ; c'étoit pour lui montrer à tourner, je restais six mois chez lui, ensuite, je me fis passer maitre Tourneur à Metz ; je fis pour mon chef d'œuvre un très-beau lustre à douze chandelles, où il y avoit autant de pieces que de jours dans l'année, je faisois toutes sortes d'instrumens à vent, des tabatieres ovales figurée, & autres en lyvoire & en bois étrangers, en outre je tournois en argenterie pour tous les Orphêvres de cette Ville ; comme j'étois un des premiers pour les tours extraordinaires que j'avois moi-même fait chez un Serrurier parce que je maniois passablement la lime, je me fis des amis qui aimoient le tour & gens de distinction, sur tout de deux Ingénieurs, Mr. le Baron de Villon, Machiniste, & particulierement de Mr. de Charmon, grand Ingénieur des Evêchez de la Moizelle & la Sarte, qui résidoit à Metz, & qui fut tué par malheur pour moi & pour bien d'autres, au dernier Siege de Laudeau, ces Messieurs me donnoient plusieurs leçons de leur art ; Monsieur de Charmon inventoit bien des machines, il avoit fait un tour pour l'ovale très-particulier, qui me donna une idée pour en faire un grand, que je tournois très-facilement des ovales de cinq pieds à la manivelle ; j'en fis beaucoup pour le Château de Monseigneur l'Evêque de Metz à Frescati. Après le Siége de Landeau, la paix étant faite, les Allemands apportoient à Metz des petites Orgues, que l'on joüe en tournant une manivelle, & qui sont très-curieuses, que l'on dit être inventé par le Pere Quilquier, Jesuite Allemand ; voyant ces Orgues, il me prit l'envie d'en faire, après quelques essais, j'y reüssi ; ces petites m'ayant donné ouverture à de plus grandes, j'en fis plusieurs, sur tout une pour une Eglise de Village, que l'on joüe à la Messe & aux Vêpres, de-là je me mis à en faire de grandes, j'entrepris celle de Bouzonville qui est la premiere de ce Mémoire, de celle-là à d'autres, comme on peut le voir ; de plus, la profession de Menuisier que j'avois exercé pendant long-temps, étoit le fondement de la facture, & tous les instruments que je faisois, & sçachant joüer un peu de chacun, me donnoient l'oreille pour accorder : ayant fait plusieurs Orgues, celle d'Estain en Lorraine, celle de St. Symphorien à Metz, que je faisois en même tems, il y vint une augmentation d'especes en Lorraine, qui me fit perdre deux mille livres, parce que j'avois traité dans le tems de l'argent bas, on me paya en argent haut, les matières étoient montées à plus du double, & les Moines de Saint Symphorien me payerent partie en argent très-haut, & partie en billets de Banque ; je perdis aussi sur celle-là plus de deux mille cinq cens livres, parce que je traitais dans le tems des especes basses ; ensuite j'en fis une autre pour la Paroisse Saint Epvre à Nancy, où j'eût encore le même sort, les écus de Lorraine vinrent à deux livres sept sols, ayant traité l'argent presque aussi bas : mon Orgue reçûë, j'avois le Mandement de l'Hôtel de Ville, le Trésorier me prolongea un mois sans me payer, quoique j'étois étranger, demeurant à Metz, je presentai Requête à Son Altesse Royale, en son Conseil d'Etat ; il ordonna, que le Trésorier de l'Hôtel de Ville me payeroit dans trois jours, sur peine d'y être contraint par voye dûë & raisonnable ; le Trésorier presenta sa Requête, où il exposa faux, le Prince cassa son Arrêt, & lui donna un mois de surci : au bout de quinze jours il remit ses pieces de quarante sept sols à quatre livres dix-huit sols six deniers, il m'étoit encore dû 2583. liv. je perdis approchant 3000. livres : étant ruîné par ces pertes, me trouvant endetté d'environ mille livres & de plus, mon frere qui étoit mon Apprentis m'ayant quitté avant son tems, & n'exécutant pas la convention que j'avois verbalement faite entre mon Pere & lui qu'il ne s'établiroit pas dans le Pays, y ayant déja trop d'un Facteur, il fut cependant s'établir à Nancy, disant que ce n'étoit pas le même Pays, s'associa avec un autre de mes freres plus âgé que lui, & qui demeroit dans cette Ville, à qui j'avois montrer à tourner, faire des flutes & des petites Orgues à manivelle, il entreprit l'Orgue de la Chapelle du Prince à Luneville d'où il gagna 3000. liv. & pension de 300. liv. le Facteur joüa un tour au Tourneur, qui croyoit avoir la moitié comme associé, & n'eut que le prix d'un Compagnon, parce que le Facteur avoit fait faire le marché à son nom pendant l'absence du Tourneur ; il ont plaidé, mais le Tourneur perdit son procès ; ils sont à present bons amis ensemble, & moi aussi, les ayant pardonné bien des tours qu'ils m'ont fait : le Facteur comme Officier du Prince & pensionné, ayant une somme assez considerable d'argent, se maria à la fille d'un avocat qui lui aportera un jour 30000. livres en mariage ; le Tourneur se maria aussi & est très-bien à son aise : j'ai encore un autre frere, qui a une Cure de 2300. liv. en Lorraine, entre Nancy & Toul, & mon Pere & ma Mere demeurent avec lui ; je lui ai appris un peu de tournerie & menuiserie, il fait passablement ses meubles ; ainsi le Facteur étant établi à Nancy, il alloit au rabais sur les ouvrages du Pays, jusqu'à écrire à l'Organiste de la Cathedrale de Metz, pour avoir un ouvrage de trois ou quatre mille liv. qu'il a fait après mon départ, & de plus, un fils de Facteur de Liege étant s'établir à Metz, j'étois contrarié de plusieurs façons ; ne sçachant quel metier faire, j'entrepris la profession de Fondeur en caracteres d'imprimerie, par la solicitation d'un ami Imprimeur, qui me fit entendre merveille, & comme je n'avois pas de quoi faire cette grande dépense, pour les outils qui sont en grand nombre, je fus obligé, malgré la répugnance que j'avois de faire des Orgues, d'en entreprendre encore trois, en mêlant la fonderie avec, & ayant trouvé le secret de faire des moules extraordinaires à ceux que les fondeurs se servent, avec lesquels je fais deux tiers plus de lettres ; je gravois tous mes poinçons, faisoit les matrices & tous autres outils, travaillant à Metz & pour tout le Pays, je fus obligé & conseillé de quitter la Ville pour des raisons que je tais, & de m'aller établir à Paris pour y avoir plus de débit, j'y fus reçû Maitre en 1727 par les Sindics des Imprimeurs, en leur montrant les épreuves de mes caractères qui furent aplaudies ; comme j'avois ce secret, je presentai un Placet à M. le Garde des Sceaux, pour avoir un privilege exclusif, & qu'il soit défendu aux Fondeurs de caractères de contrefaire mes moules, comme il est deffendu aux Imprimeurs de contrefaire les livres dont ils ont le privilège, parce que je craignois que mes ouvriers ne vendent mon secret. M. le Garde des Sceaux ne jugea pas à propos de m'accorder ce privilége, cela n'empêcha pas que je ne travaille un peu avec un apprentis que j'avois affidé & depuis huit ans avec moi, qui scavois aussi la facture, & que j'ai mis chez Messieurs Clicot. Les Fondeurs avoient très-peu d'ouvrage en ce tems-là, les compagnons m'en demandoient, je leur en refusois à cause de mon secret ; je fus averti par un Imprimeur de mes amis, qui étoit de Metz, que les compagnons, sollicitez peut-être par leur maitres, me vouloient faire boire dans la Seine plus que mon saoul ; comme je restois au bout du Quai des Augustin qui en est proche, je pris le parti de quitter la fonderie, jusqu'à ce que je puisse faire quelque ami qui sollicite pour mon privilege, en attendant aussi le bon tems pour l'ouvrage qui n'alloit pas de la fonderie, quoique je donnois beaucoup meilleur marché par ma diligence, ce qui m'avoit attiré des jaloux, qui disoient que je venoit leur faire tort. Comme j'avois tous mes outils pour le flutes, &c. je me mis dans l'Abbaye Saint Germain des Prez, parce qu'il n'y a point de maitrise, où je me tirois bien d'affaire en faisant des flutes, je les marquois d'une mouche & trois lettres dessous qui faisoient Rel, en sorte que c'étoit mon nom, on les appeloit les flutes de Rel : je commençois à avoir déja de la réputation, lorsque Mr. Jonas, qui étoit Chevalier du Saint Sepulchre, disoit avoir été Consul à Chipre, Sçavoit les Langues Orientales, me sollicita à faire une société avec lui, il devoit fournir trente mille de fonds pour aller établir une Fonderie & Imprimerie à Rome ou à Naples, d'où il esperoit d'être Consul, pour faire des livres en Langue Turque, & disoit qu'il avoit commercé dans ces Pays là, & que je ferois une fortune considérable ; j'ai encore son traité de societé écrit de sa main. Ce Mr. qui me paroissoit très-sçavant par des livres qu'il faisoit de l'Histoire du Levant, me menant de mois en mois pour partir, je reconnu qu'il m'amusoit, n'ayant pas eu le Consulat qu'il esperoit, le quittai, & m'associai avec trois personne desquelles j'avois été assez amis avec deux à Toul ; l'un avoit été Trésorier, nommé Mr. Compagnot, l'autre nommé Mr. Gouvion, Procureur, & Mr. Harmant, Commis des Carosses à Paris, dont je ne connoissoit pas, & qui avoient fait une societé avec Mr. le Comte Salvagnaque, si renommé à Paris & à Toulouse, pour faire du cuivre avec du fer ; on dit qu'à Toulouse il subtilisa plusieurs personnes, aussi bien qu'à Paris ; ainsi ces trois Messieurs s'étant associez avec lui, lui fournirrent de l'argent, ils m'attirerent à eux, comme je sçavois la fonderie en cuivre , & que j'étois un peu Machiniste, pour faire les machines des martinets, & être Directeur de cette Manufacture, qui étoit à Villeneuve- Saint-George, à quatre lieuë de Paris, dans un Château ; je fis si bien mon marché, que j'avois de quoi vivre, & payé à quatre livres par jour pour moi & mon Apprentis, & un sol sur dix sols ; c'est-à-dire que le Comte Chimiste avoit sur vingt sols de profit dix sols, & les trois associez avoient chacun trois sols, & moi un qui faisoit le dixiéme, sans que j'avance aucun denier ; comme je n'avois pas grande foi à ce profit, pour avoir vû à ce Comte faire un tour de son mêtier, ayant vendu à ces Messieurs de ce métail pour la somme de huit cens livres, & en avoit reçû l'argent ; au bout de quelques jours il emporta les deux tiers de ces lingots dans un carosse à Paris, qu'il les tenoit dans un cabinet, que les Associez avoient une clef comme lui, je lui vit charger les lingots, & par la fenêtre du cabinet qui donne sur le jardin, je fis voir qu'il les avoit emporté ; ce petit tour me fit connoitre que c'étoit un homme qui n'alloit pas de droiture, & que son secret ne valloit rien ; pour en être plus persuadé, je fis prendre de vin un de ces Emissaires, qui faisoit boüillir les marmites, & mettoit quelquefois les drogues dedans, & connu tout ce que c'étoit ; & pour en être encore plus assuré, je montai de nuit par la fenêtre dans la chambre où étoient les drogues, j'en pris de toutes les façons c'étoit du vitriol, chipre, de la couperose & du tartre ; pour sa poudre, c'étoit une chimere : je fis voir ces drogues à Mr. le Comte de Château-Brehain qui me faisoit l'honneur de m'aimer, mangeant souvent avec lui, il étoit de Metz, & y avoit été Lieutenant pour le Roy, il étoit grand Chimiste & me fit connoitre la fausseté ; il m'en fit voir qu'il avoit fait avec les mêmes drogues, dont ledit cuivre qui revenoit à plus de trois liv. ; le Comte ne le pouvoit pas faire à moins, & sur le privilège exclusif qu'il avoit extorqué du Roi & de l'Academie, il le devoit donner à ving-quatre sols la livre ; ainsi ayant connu toutes ces manœuvres, je me tirai d'avec ces Messieurs honnêtement, & je les averti de tous ces tours, & ont fait de grosses pertes avec lui.

     Monsieur Pajot Comte d'Ozembrey, Intendant general des Postes & Relais de France, m'avoit fait l'honneur de me venir chez moi avec un Chartreux, dans l'Abbaye St. Germain, où je demeurois avant cette societé, qui ne dura que six semaines, & sur la reputation qu'on m'avoit donnée, que j'avois quelques machines nouvelles, (c'étois mes moules) je fus très-mortifié, ayant appris une telle visite, de ne m'y être pas trouvé, il n'y avoit pour lors que mon Apprentis chez moy, je lui aurois fait voir ce qu'il souhaitoit, comme c'est un Seigneur des plus curieux, & qui est un des premiers de l'Academie ; il a dans son Château de Bercy toutes sortes de machines, & d'outils pour toutes les professions qu'on peut s'imaginer ; l'on y peut voir aussi tout ce qu'il y a de plus curieux en France, de toutes especes, ayant toûjours dix ou douze ouvriers de plusieurs arts & professions pour travailler en machines.

     Je fus lui offrir mes services pour Tourneur & Machiniste & ayant dressé ma boutique chez lui, je lui fis plusieurs ouvrages à son contentement, entr'autre , une machine, par le moyen des leviers que j'ay attaché à la vollée de son carosse, car en tirant un cordon de dedans le carosse, les deux chevaux se désatellent & le carosse reste à sa place, les chevaux s'arrêtent à quelques pas, parceque les palloniers leur tombent sur les jambes de derriere, & l'on est hors de danger, si les chevaux prennent le mord aux dents, ce qui arrive très-souvent à Paris, & qui fait périr plusieurs personnes, ne lui ayant fait cette machine que pour deux chevaux ; comme il en met quelquefois six, je trouvais encore le moyen de désateler les quatre premiers en cas de besoin sans toucher aux deux de derriere, ou tous ensemble si l'on veut, par une cheville de fer en bascul qui est au timon, dont il y a un levier qui la tient droite, & qui empêche l'aneau de la vollée des quatre chevaux de sortir, & par le moyen d'un autre cordon caché dans une rennure sous le timon, la cheville se couche & se loge dans le bout, & la vollée se défait, & ne peut aller loin comme je l'ay dit ci-devant : avant de faire cette machine en grand, je la fis en petit tres-propre, & qui est dans un de ses cabinets de machine, n'ayant demeuré que quatre mois chez lui par raport au petits apointemens qu'il me donnoit ; & qu'il m'avoit promis quand j'entray chez lui, de faire ensorte auprès de M. le garde des Sceaux, de me faire avoir le privilege que je demandois, me promettant de mois en mois de le faire parce qu'il avoit quantité d'autres affaires plus pressantes, ou s'imaginant que je pourrois le quitter lorsque j'aurois ledit privilege. Voyant que je ne pouvois faire grande fortune dans sa maison, je pris très honnêtement congé de lui, & ordonna à son Maitre d'Hôtel de me satisfaire des quatre mois sur le pied de ce qu'il me donnoit par année, non de la machine pour lui garantir la vie, vie, car il a des chevaux très-vifs & qui avoient pris plusieurs fois le mord aux dents à ce que ses cochers m'avoient dit, ne pouvant exiger de lui que mes journées, suivant les apointements convenus ; sortant ainsi de chez lui, je mis tous mes outils en caisse, & ne gardai qu'une petite malle propre a mettre mes hardes pour mon voyage, & laissay mes caisses dans le Couvent des Peres Piquepuces du Fauxbourg St. Antoine à Paris, où je connaissois quelqu'uns de ces Religieux, qui me firent la grace de les garder deux ans ; ensuite je pris le parti de voyager & chercher un établissement solide dans les Pays étrangers, puisque j'avois le malheur de n'en pouvoir faire un bon dans le mien : je résolus d'aller en Italie, je pris la route de la Bourgogne, & me rendis à Lyon. L'homme propose & Dieu dispose.

     Etant arrivé dans ladite Ville à la fin d'Août 1729. je m'informai auprés du R. P. Jaquier Organiste des Dominicains, s'il ne sçavoit pas quelque Orgue à relever, afin de rester quelques jours pour voir cette Ville, en passant, il me sollicita d'aller à Toissey en Dombes, parce qu'on lavoit prié s'il trouvoit un Facteur de l'envoyer dans cette Ville chez les Dames Ursulines, où il y avoit une Orgue de quatre pieds à faire, qui avoit été commencé par un vieux Facteur nommé Requerant, & qui n'avoit pas grande capacité, qui y étois mort : je fus chez ces Dames, qui me reçurent très-bien, & me donnerent le prix que je leur demandois, remetant mon voyage d'Italie au Printems ; je fus contraint de refaire tout les jeux à neuf, parce que ce qui avoit été commencé ne pouvoit servir.

     Messieurs les Aggregez du Collège du Prince, & qui sont Currez de la Paroisse, me proposerent de leur en faire aussi une, & que j'ai fais, comme il est parlé ci-devant ; pendant ce tems je fus appelé à Villefranche en Beaujolois, pour faire une réparation à une Orgue des Dames Ursulines de cette Ville, le marché fut fait à 500. liv. comme j'étois prêt à y aller travailler, ils me prierent de retarder quelques mois, parce qu'ils avoient des malades, & que la chambre de l'infirmerie étoit l'endroit destiné pour y travailler, comme j'avois envie de faire un voyage à Toul après cet ouvrage fini, mais ne pouvant le commencer sitôt, & pour faire plaisir à ces Dames, je le fis avant ; c'étoit un voyage d'honneur, parce qu'une personne qui m'étoit proche, & avec laquelle j'avois eu quelque difficulté, avoit fait courir le bruit que j'étois du côté de Lyon, que j'y vivois miserablement, n'ayant point d'ouvrage, elle en avoit tellement persuadé mes parens par sa mauvaise langue, que mon pere m'écrivit une lettre très-forte sur ma prétenduë mauvaise conduite, disant que j'étois le seul de ses enfans qui lui donnoit du chagrin, que j'avois quitté mon établissement à Metz, & que je croyois faire fortune à Paris, & de-là à Lyon, que je n'étois qu'un coureur, & que je serois toûjours malheureux, comme si le bonheur de l'homme & la felicité de ce monde consistent dans les richesses ; l'esprit content, & faisant son devoir de Chrêtien & d'honnête homme, & ayant la conscience nette voilà tout le bonheur de l'homme dans ce monde, & pour arriver en l'autre.

     Je pris cela à cœur, & comme j'avois à moi plus de 2000 liv. ne devant rien à personne, je voulus aller triompher de mes ennemis, & faire connoitre la calomnie de cette personne , & donner la joye à mes parens, parce que je gagnois ma vie honorablement : pour cet effet je fis faire à Lyon un chaise à deux rouës j'en donnai le dessein, & la fis construire devant moi, j'y travaillois quelquefois, je fournis toute la garniture au sellier, elle me revenois à 446 liv. comme je suis un peu Machiniste, je la fis faire d'une construction toute differente aux chaises ordinaires : en voici le dessein & pour donner l'idée à ceux qui voudroient en faire de pareilles. Ladite chaise avoit un brancart moins long que les chaises de poste, très-fort, depuis la traverse de derriere, jusqu'à la planche qui est derriere les timons, & qui faisoit l'assemblage du brancart ; c'est-à-dire entre la planche & la traverse, où étoient placées les rouës, presque aussi hautes que celles d'une chaise de poste, les essieux étoient de fer ; en maniere de T. dont les branches fortes auprès de l'essieu, alloient de chaque côté jusqu'à la planche & la traverse du bout avec des vis de distance en distance ; ainsi l'essieu ne passoit pas au travers du brancart ; la chaise se mettoit au milieu du brancart, posée sur deux cordes de chaque côté, qui passoient dans la traverse de derriere, & venoient sur un tour ou rouleau qui etoit dessous la planche ; par le moyen de ce tour l'on tendoit ces quatre cordes tant que l'on vouloit, les extrêmitez etoient couvertes de cuivre pour paroitre comme les grandes soupentes d'une berlingue ; le corps de cette chaise etoit posé comme une berlingue, il y avoit un vis avec une plaque de fer sous les deux grandes traverses de la chaise où les cordes passoient dans les creux ronds, & qui serroient les cordes auprès des traverses de la chaise, & je les arrêtois dans quelle situation je voulois, pour la mettre à l'équilibre, afin que le cheval ne soit pas chargé à dos, & n'ait que la peine de tirer ; les roues étoient garnies de bouëttes de cuivre au bout du moyeu, afin que le frottement ne soit pas rude ; j'ay appris beaucoup de science pour le frottement, l'équilibre, & la force du levier avec Mr. de Mirecourt, qui avoit été Lieutenant Colonel du Regiment de Spar, reformé à la suite de Metz, qui étoit très-bon Ingenieur & Machiniste, & qui a fait plusieurs ouvrages dans ma boutique à Metz, qu'il a presenté à l'Academie, dont il a eu l'aplaudissement & recompense, sur tout du frottement du moyeu, ainsi le rouës de ma chaise étoient très-faciles à rouler les essieux bien ronds & doux, petits sur le bout, avec des écrouës à l'ordinaire ; pour le corps de la chaise, il étoit construit pour y mettre quatre personnes à leur aize elle s'ouvroit par devant, comme une chaise de poste ; mais c'etois des cuirs maniables & forts, que l'on ôtoit quand on vouloit boutonner tout le devant de la chaise, qui saillissoient d'un pied & demi, ils se tenoient en forme de soufflet par un bâton rond qui passoit dedans, & s'arrêtois avec une coupille dans le montant du devant à hauteur d'appuy, une piéce de cuire qui fermoit le dedant en cas de pluye, & avec des boutons de cuivre, il y avoit un cadre & une glace dans le milieu pour voir le cheval, les guides passoient entre le soufflet & cette fermeture quand il pleuvoit, il y avoit une vitre de chaque côté avec des chassis glissant en bas, des rideaux de taffetat bleu, l'étoffe étoit de panne, couleur de cendre, des franges & glands à l'ordinaire ; on y mettoit un estre-ponton, qui étoit une planche mince, & un coussin pour deux personnes qui regardoient le cheval, comme ceux qui sont au fond, les jambes alloient dans le soufflet & l'on s'appuyoit sur le bâton rond qui le tenoit ; ceux du fond faisoient passer leur jambes sous l'estre-ponton, en sorte que quatre personnes étoient à leur aise ; pour sortir, l'on lâchoit la coupille du bâton & le soufflet s'abaissoit d'un côté ou des deux si l'on vouloit ; ensorte que pour l'Esté la chaise étoit très-airée en ôtant les cuirs, & pour l'Hyver on les remettoit ; le portemanteau se mettoit devant sur la planche, & les coffres carré que j'avois fait, se mettoient derriere, sans courroi ni corde, car on peut couper les courrois & prendre le coffre, il y avoit deux grandes vis dedans, qui passoient dans deux traverses de fer, sur les deux extrêmitez dudit coffre, passoient dans le fond & trouvoient des écrouës de fer sous la planche que je serrois en dedans, & qui tenoient le coffre très-ferme, il auroit fallu avoir la clef, ou casser le coffre pour le prendre, quand il n'y étoit pas, j'y mettois à la place une planche remplie de pointe attachée avec des petits vis, pour empêcher d'y monter, elle se mettoit aussi avec les deux mêmes vis sur le coffre ; ladite chaise alloit dans toutes sortes de voyes parce que les brancarts flêchissoient quand la rouë étoit engagée dans les ornieres, tant en dedans qu'en dehors, au lieu que l'essieu étant roide, les rouës ou l'essieu sont en danger de casser : dans les chemins unis, les rouës se tenoient à l'ordinaire ; il faut remarquer que quand le brancart n'auroit fléchi que de quatre lignes, les gentes de la rouë s'écartoient de plus de trois pouces en dedans ou en dehors, quand il étoit nécessaire la piéce de la chaise la meilleure étoit une grande caisse ou cave, je crois que c'est son meilleur nom, m'ayant fait plaisir pour un sujet qui lui doit donner ce nom, elle étoit dessous tout le long de la chaise, c'est une table de bois où il y avoit du cuir fort au tour, & attaché au fond, elle avoit huit pouces de profondeur, j'y avois mis quarante bouteilles de vin de Bourgogne, tant de Beaune, de Mulceau que de Nuy, que j'avois chargé en passant pour aller dans mon Pays, dont j'en regallai mes amis tant de Nancy que de Toul, non la personne qui m'avoit calomnié, ce qui lui causa la jaunisse qui dure encore actuellement, & si elle avoit été bien avec moi, elle en auroit profité, & exemte de ce mal ; je portai plusieurs autres choses de Lyon qui ne sont pas communes chez nous, & en fis present à mes parens, sur tout à mon frere le Curé, à qui je donnai une quantité de bons livres ; j'avois un très-beau cheval, d'un alzan brulé, le crin blanc, la queuë blanche, il m'avoit coûté trente-cinq pistoles, il étoit aussi bien arnaché & dressé à la chaise ; je restai quinze jours dans mon pays pour triompher de mes ennemis ; je partis de chez mon frere le Curé pour aller à Toul avec mon pere, & y restai quelque tems avec mes parens & amis.

     Je pris la route de Paris, & y étant arrivé, je fis charger mes outils pour aller à Lyon, & rendit visite à ma soeur & à mes amis , qui furent charmé de me voir en équipage, & que j'avois acquis depuis vingt mois que j'en étois sorti, je fus à Bercy avec deux de mes amis, le Procureur, Associé du Comte de Salvagnaque , & un Maitre de Danse, tous deux de Toul, voir les ouvriers de Mr. d'Ozambrey, qui fut fort surpris du réci qu'on lui fit de moi, car il m'avoit dit en le quittant, que j'étois trop changeant, & que j'aurois peine à gagner ma vie ; je partis après quinze jours de séjour à Paris, amenant avec moi dans ma chaise, un Compagnon Facteur ; je faisois dix à douze lieuës par jour avec mon seul cheval, tant elle étoit legere & roulante ; je passai par Ste. Reine, parce que c'est une grande dévotion, de-là à Dijon, & ensuite à Toissey, où mes outils étoient arrivez : je me transportai à Villefranche, pour exécuter le marché des Dames Ursulines, j'avois amené ce compagnon pour dépêcher l'ouvrage, croyant aussi faire une Orgue à la Paroisse, comme on me l'avoit dit, car elle est très-mauvaise, & touché par un très habile Organiste ; ayant donc demandé aux Dames où je logerois, elles me répondirent qu'elles ne vouloient plus d'Orgues, & qu'elles me donneroient quelque chose pour avoir pris la peine de venir faire marché ; j'avois fait trois ou quatre voyages de Thoissey chez elles pour ce petit marché, qui avoit été conclu & signé des quatre Supérieures ; il fallut plaider pour les obliger à l'exécuter ; j'avois autant de droit de les obliger à faire cet ouvrage, qu'elles de le faire faire à mes dépens, si je l'avois refusé ; le droit donne le réciproque de part & d'autre ; ayant donc plaidé auprès de leur parens & amis, moi étranger, sans connoissance que d'un Procureur tirant mon argent ; je fus déchû de mon marché, en me donnant 60. liv. pour mes dépens, dommages & intêrets : mon Procureur me conseilla d'en rapeller à Lyon, où je trouverois des juges équitables ; comme je n'avois point d'autre vûe que d'aller dans cette Ville chercher de l'ouvrage, avec mon compagnon j'y menai mon procès, & après trois mois de chicanerie, l'on jugea Présidialement que j'aurois 200. liv. pour tous dépens, dommages & intêrets, elles y trouverent encore des parens & amis ; à l'égard de mon compagnon je le plaçai chez un Facteur de clavessin, parce qu'il en travailloit un peu, & je fus à Saint Claude & en plusieurs endroits où l'on m'avoit indiqué, je n'en trouvais point, non plus que dans le Diocése de Lyon, il est le seul de la Chrêtienneté dont les Orgues ne sont pas en usage dans les Cathedrales, Collegiales & Paroissiales ; car ils font le Service Divin comme on le faisoit avant que les Orgues ne soient introduites dans les Eglises.

      Voyant donc que je n'avoit point d'ouvrage d'orgues je pris le parti de me remettre à faire des Caractères d'Imprimerie, y étant sollicité par le Sieur Boulay Directeur de l'Imprimerie de Trevoux, & S. A. S. Monseigneur le Duc Dumaine m'honora d'un Privilege exclusif comme je le demandois en France ; mais il n'étoit que pour la Dombes, la Patente est tres-belle, que j'estime, venant d'un Souverain & d'un grand Prince, qu'il a bien voulu signer de sa main, je m'établis à Trevoux, où j'y travaillai pendant un an pour cette Imprimerie si fameuse ; Le Fondeur qui avoit travaillé devant moi, qui est le Sieur Lacolonge, demeurant à Lyon, étoit ami avec le premier des Associez qui font travailler cette Imprimerie malgré mon bel ouvrage & le grand marché que je faisois, cet Associé fit si bien auprès des autres, qu'on retourna chez le Sr. Lacolonge ; je l'aurois pû empêcher de travailler pour la Dombes, mais il fallois avoir un procès au Conseil du Souverain. je pris donc le parti d'aller m'établir à Lyon, sollicité par plusieurs Imprimeurs, disant que je gagnerois ce que je voudrois, & que le Sieur Lacolonge etant seul, leur vendoit très-cher les caracteres, & trouvant à meilleur marché & aussi bon que les siennes, cela leur seroient d'un grand avantage aussi bien qu'à moy , & qu'ils feroient de plus belles impressions, parce que la chereté dudit Lacolonge les empêchoit de renouveller leur Imprimerie.

      je vins donc à Lyon, le Sr. Lacolonge, homme adroit & riche, avoit prévenu les Imprimeurs, leur avoit fourni des fontes, & une grande partie à credit, ainsi étant ses débiteurs ils n'osoient me faire travailler, les menaçant de les faire payer, & s'ils se servoient de moi il ne travailleroit jamais pour eux, si je venois à quitter Lyon, plusieurs avoient fait travailler un Fondeur qui s'y etoit établi avec moi, ledit Lacolonge s'accomoda avec lui, & le fit sortir de Lyon, il fallut retourner chez lui & les fit repentir d'avoir fait travailler un autre que lui ; n'ayant ainsi point d'ouvrage, & en attendant qu'il en vienne, je me mis à faire un grand clavessin au grand ravallement, car l'on en avoit pas encore vû de pareilles, il a quatre armonie differentes, clavessin ordinaire, une orgue, jeux de flutes, un timpanon que l'on touche avec les claviers, où l'on peut toucher plusieurs accords, comme aux clavessins, une rangée de sautero, que l'on jouë seule si l'on veut, qui n'ont ni plume ni soye, & sonne une armonie tuorbée ; on jouë ces armonies ensemble ou separément, l'Orgue avec les soufflets tiennent au fonds du clavessin en dessous en sorte que l'on peut le porter par tout sans rien démonter, j'en ay refusé 600. liv. avant d'être achevé, je voulois en avoir 800. mais les Lyonnois ne sont pas curieux des piéces de cette façon, ils aiment mieux les rondes que les longues, & ceux qui ne sonnent qu'un ton chacune ; n'ayant donc aucun ouvrage de commande, je me laissai tenter d'aller travailler chez un nommé Jantet, Faiseur de crêpe, & Moulinier en soye, ruë grenette, qui me persécutoit depuis long-tems, pour machiner avec lui, ce qu'il a fait toute sa vie, sans jamais avoir réüssi à quelque chose d'utile, il n'a que sa langue pour persuader & faire connoitre qu'il a du genie, il n'a pas l'adresse de donner un coup de crayon pour faire comprendre ce qu'il se met dans la tête ; il a fait monter des mulets à son grenier par un très-grand escalier de pierre pour tourner ses moulins , il fait entendre aux personnes qui n'ont jamais rien vû, que c'est une merveille : il a fait un moulin long qu'il dit avoir inventé, il y en a un petit entre les deux grandes rouës, qui est la même chose, il y a plus de cinquante ans qu'il est fait, car il est tout mangé des vers, il n'a fait que multiplier en grandeur ; voilà son génie : je l'avois rebuté bien des fois, me consultant sur des machines qui ne tendoient qu'à faire des ouvrages qu'il se mettoit dans l'esprit, & plus difficile que le mouvement perpetuel : cet homme a une langue des plus menteuses & persuasives, je le croyois sincere, ne le connoissant pas, n'étant que depuis peu à Lyon : je me laissai donc persuader d'aller travailler chez lui, je remis mon appartement au maitre du logis, & fit transporter chez lui mes meubles, mes outils & mon clavessin, il me devoit donner trois livres par chaque jour de travail & sa table, & mon apprentis mangeoit avec ses domestiques, il n'avoit que la nourriture ne sçachant rien de cette profession, il limoit seulement quelques clous, & s'occupoit à quelque petite chose que je lui montrois, car il n'étoit que pour les caracteres ; son frere Fondeur, avec qui je devois faire une societé quand il auroit ëu des fonds qu'il disoit tirer de chez lui à Venelo en Hollande, le mit avec moi pour apprentis, & s'en fut dans son Pays, me le laissant jusqu'a son retour, que j'attendois tous les jours & dont il n'est pas revenu ; il me fait tort de plus de 200. livres pour l'avoir habillé & nourri long-temps sans rien faire, 50 liv.que je lui mis en main pour faire son voyage ; ainsi ledit apprentis, nommé François Kosten resta avec moi chez ledit Jeantet, gagnant approchant sa vie, & attendant comme moi son frere l'espace de près de cinq mois, je ne comptois pas seulement rester deux mois chez ce Jantet, suivant l'ouvrage qu'il m'avoit proposé, qui étoit de faire en petit un modéle d'une partie de sa fabrique, avec des machines pour la faire marcher seule, qui n'ont pas réüssi, & que j'ai fait malgré moi, doutant de son mauvais sistéme, mais il le vouloit, & augmentant tous les jours cet ouvrage de nouveaux roüages & autres mouvemens, jusqu'à une maison en bois de quatre pieds six pouces de large, & six de haut, faite d'une architecture très-belle & à la moderne, pour loger tous les petis ouvrages, comme ceux que l'on retord la soye ; le plus beau de cette maison que j'avois inventé, étoit quatre cris logez dans les coins sans qu'on les voye, avec trois tringues au tour logées dans les traverses, où il y avoit des vis sans fin qui faisoient monter ou descendre la maison de deux pieds six pouces d'hauteur, avec des manivelles pour cacher les cris, c'étoit des petits soufflets carrez qui s'alongeoient & se renfermoient dans dix-huit lignes ; quand la maison étoit élevée elle sembloit être portée par quatre pilliers carrez ; ainsi c'étoit un labirinte qui ne finissoit jamais, changeant à tout moment de sentiment, faisant défaire du bon ouvrage pour des vetilles, parce que le bois se toumentois un peu, disant qu'il falloit toûjours perfectionner, & qu'il falloit que cela soit mieux fait qu'un chef d'œuvre, puisqu'il falloit que cet ouvrage passât à l'Academie & devant le Roi, qu'il croiyoit que le roi lui donneroit une pension considerable, ou le feroit Directeur sur toutes les soyries de France ; il m'assuroit toûjours avec ces paroles persuasives, que je serois aussi par son moyen Directeur d'une Province pour les soyes, qu'il me mettroit au fait dans peu de tems, car nous avions bien vécu ensemble depuis la Saint Pierre 1733. jusqu'à ce qu'il vit declarer la guerre, cela le mit dans une telle frenesie, qu'il eut une colique effrétique dont il faillit à mourir ; enfin devenant insuportable, & frequent en sotises, par le chagrin qu'il se donnoit, disant qu'il manquoit la fortune, & que le Roi avoit bien d'autres affaires pour la guerre, que de l'écouter pour des machines qui regardoient les fabriques, & que tout cela resteroit là ; tantôt il la vouloit jetter dans le feu ; tantôt il l'admiroit, & disoit que c'etoit une affaire d'honneur, & de l'avis de Mr. le Prevôt des marchands, qui faisoit par sa bonté & charité, par raport à sa famille, ce qu'il pouvoit pour lui faire plaisir, & se tirer d'affaire, étant prêt à faire banqueroute, il lui fit avoir un Sursis de deux ans par Arrêt du Conseil, qu'il porte toujours avec lui & qui finit au mois de septembre prochain, disant qu'il ne demandoit que deux années pour satisfaire à toutes ses dettes ; ainsi cet homme devenant insuportable, je lui demandai le reste de mon dû qui monte à 92. liv. & de sortir de chez lui avec tous mes meubles outils & clavessin ; comme il vit que je le quittois, & qu'il lui restoit encore un Menuisier, un Serrurier, & de plus cet apprentis qu'il retenoit, afin d'avoir un prétexte à me faire peine & retenir mes outils pour servir à ses ouvriers, & dont il n'en avoit point d'autre que ceux-là, il fit entendre à mon apprentis qui est un jeune garçon qui ne sçait pas les affaires, qu'il n'avoit qu'a faire saisir entre ses mains tous mes meubles, outils & clavessin, disant qu'il demandoit son salaire comme compagnon depuis qu'il étoit avec moi, & soutiendroit & assureroit qu'il avoit travailé cinq mois chez lui en qualité de compagnon, ledit apprentis ayant demeuré quelques tems chez un Serrurier, avoit appris un peu à limer, & dit qu'il lui feroit donner plus de 400. liv.depuis qu'il étoit avec moi ; ce garçon consentit à tout ce qu'il voulut, comptant avoir cette somme, en disant que quand il n'auroit rien, il ne risquoit rien, & qu'il n'avançoit aucun argent pour la saisie, & si je suis condamné je m'en iray, étant libre de le faire : d'autre côte ledit Jantet tenoit à peu près le même langage, disant que la saisie étoit faite au nom de ce drole, les outils seront toûjours à ma possesion , & mes trois ouvriers s'en serviront tandis qu'il plaidera avec son maitre , & comme j'ai des amis à cette Justice, je ferai prolonger le procès jusqu'à ce que je n'auray plus besoin de ces outils, il fit si bien que son projet réüssi, il fit faire au nom de ce garçon une Requête, & sollicita Mr. le Prévôt des Marchands ou ceux qui l'approchent de près, & qui sont ses amis, à qui il fait de tems en tems des presens, il m'en a fait voir, & m'a dit pour qui ils étoient, entr'autres une veste grise magnifique, faite sur les mêtiers des bas en soye, il fit entendre que cette Requête étoit très-légitime, faisant semblant qu'il prenoit par chartié le parti d'un pauvre étranger que je voulois duper, fit apointer la Requête à sa volonté contre le droit de justice, qui deffend de donner permission de saisir sans avoir un titre ou un compte arrêté avec la personne, & de plus, saisir les outils d'un ouvrier, que le Roi ne veut pas s'attribuer le droit de le faire pour ces deniers, parce que c'est pour ainsi dire, cuoper le col & empêcher un homme de gagner sa vie : voilà donc mes outils & autres effets saisis contre le droit, & réduit sur le pavé comme Job sur le fumier, sans outils, sans meubles, sans clavessin, sans argent, & même sans linge, car il tenoit tous mes coffres & tout mes papiers qui étoient étoient dedans, disant ne me rien devoir, quoique j'avois un compte fait avec lui & écrit de sa main, par lequel il convient me devoir, mais il le nie, ne l'ayant pas signé. Je le fis assigner à la Sénéchaussée pour me satisfaire, mais ses chicanes font aller le procès en longueur, car il n'est pas fini ; ainsi étant réduit dans cet état avec mon fils, qui m'étoit venu joindre depuis environ six semaines ; la providence me fit trouver Madame Archer, cabaretiere, chez qui j'avois souvent logé, & comme je l'avois bien satisfait, elle me nourrit & me prêta de l'argent pour faire lever cette saisie : je présentai ma Requête à la Senéchaussée, on ordonna dessus que ledit Jantet rendroit les outils, meubles &c. ou qu'il seroient séquestréz chez une personne solvable ; ainsi allant chez ledit Jantet avec un Huissier & deux Recors, y étant, il m'y arriva une affaire très-particuliere ; ledit Jantet & mon apprentis s'étoient liguez ensemble, mit dans la tete des choses terribles, dont ledit Jantet disoit qu'il me feroit pendre, & avoit des pieces justificatives pour cela, me l'ayant dit en presence de plusieurs personnes, ainsi croyant ce que l'apprentis lui avoit dit, qui ne parloit & n'entendoit bien le François, & voulant le vanger de l'affront qu'il disoit recevoir, de voir entrer des Huissiers & Archers chez un Commerçant que cela lui donnoit mauvaise reputation ; pendant que l'on descendoit mes outils dans une salle, il envoya chercher le Lieutenant Criminel & son Greffier, leur déclara avec sa femme que j'avois une fausse Lettre de Cachet, signée Loüis, qu'elle étoit de parchemin, & pour grossir encore l'affaire, que j'avois des livres contre la Religion, & des libelles diffamatoire, en sorte que ces Messieurs, accompagnez de deux Huissiers monterent dans la sale, ou l'on jettois mes outils en monceau, il y en avoit quantité pour travailler pour travailler de toutes les professions que je sçais, aussi en faut-il beaucoup, un des Huissiers se jetta sur ma cane, & l'autre sur mon épée ; & me la tira hors du foureau, je leur demandai pourquoi l'on me faisoit cette insulte, qu'il m'étoit permis de porter l'épée, que le Roy le permettoit par les arts que je professois, & me dirent que je ne pouvoit porter des armes devant la Justice, que l'on m'accusoit d'avoir une fausse Lettre de Cachet, & des livres contre la Religion, que je n'avois qu'à donner les clefs de mes coffres pour les visiter, que si l'on m'accusoit à faux, l'on me rendroit justice, on aporta aussitôt mes coffres & on les ouvrit, ces Messieurs visiterent tous mes papiers en presence de plus de quatorze personnes , & des faux Accusateurs, Jantet & sa femme, mon fils aussi present, qui trembloit, jeune enfant, & qu'il n'y avoit que six semaines qu'il demeroit avec moy, ne l'ayant pas vû depuis six ans, âgé seulement de dix-huit ans, plusieurs personnes, même les ouvriers trembloient pour moi, & moi aussi qui craignoit que ledit Jantet ne m'aye crocheté mes coffres & ne m'aye jetté quelque chose dedans, & y auroit pû mettre ce qu'il m'accusoit, étant un homme capable de le faire, les ayant depuis six semaines à sa disposition ; on fit la recherche pendant trois fois de mes papiers, certificats, lettres, jusqu'au marchez des orgues que j'ay faites, j'avois dans un de mes coffres plusieurs bons livres qui furent aplaudis de ces Messieurs, n'en ayant aucun mauvais, je les brûlerois tous si je pouvois, ils trouvèrent un paquet de parchemins qui m'étoit resté des Orgues, ils dirent voici peut être la Lettre, puisque vous dites qu'elle est de parchemin, ce Jantet prenoit mes chemises, les secoüoit comme un insensé, disant qu'elle etoit peut être dedans, & voyant que l'on n'avoit rien trouvé que de bon, il fit refoüiller encore une fois tous mes papiers, & ces Messieurs lui dirent, s'il les prenoit pour des aveucles ; il s'y passa même deux scênes assez particulieres, car cet homme, devenu fol, dit encore à ces Messieurs, je vous déclare que cette épée est faite par cet homme, de vieilles especes, qu'il a fondües ; je repondis que si elle étoit de vieilles especes que je ne l'avois pas faite, quoique je puisse en faire une pareille, l'ayant acheté à Paris, que la marque du maitre, le contrôle & le poinçon de ladite Ville en faisoient foi, & qu'il déclarât que j'avois fait aussi les poinçons, de quoi l'on se mit à rire, l'autre scêne, qu'ayant demeuré jusquà midi sans manger, il me prit une foiblesse dans le tems que l'on faisoit ladite recherche, & voulant prendre l'air à la fenêtre de la chambre voisine, il s'écria à ces Messieurs, prenez garde, il se sent coupable, il va se précipiter par la fenêtre dans la ruë, & je retournai dans le moment, un de ses ouvriers qui avoit la larme à l'œil, m'apporta un verre de vin qui me remit, ces Messieurs me disoient fort honnêtement, nous faisons notre devoir, & nous rendrons la justice à qui elle appartiendra, n'ayez pas peur, en sorte qu'ils ne trouverent rien que de bon : je fis réflexion que j'avois dans ma poche, le Privilege de Monseigneur le Duc Dumaine, qui est en parchemin, avec quelques certificats d'orgues, & que j'avois pris quelques jours auparavant que de sortir de chez ( cet honnête-homme de Jantet ) je le tirai, & dis à ces Messieurs, ne seroit-ce pas cela que vous cherchez, car je me ressouviens à présent que j'ay fait voir à cet apprentis cette Patente, & lui dis que si j'allois à Toul, j'epouventerois la personne avec laquelle j'étois broüillé, & comme elle ne connoissoit pas les Lettres de Cachet & ne sçavoit même pas lire, je lui ferois croire que c'étois une Lettre de Cachet contre elle, & que je ferois voir à sa sœur, qui sçavoit un peu lire, la signature Loüis, & les Armes du Roy, cette Patente à un grand Sceau de cire jaune, où les Armes de M. le Duc Dumaine sont dessus avec son portrait & sa signature Loüis-Auguste ; quand ces Messieurs virent cela, il convinrent que ce coquin d'apprentis avoit compté d'une autre maniere à ce Jantet, ledit Privilege n'ayant aucune ressemblance à une Lettre de Cachet : ces Messieurs reconnoissant la malice noire de ce Jantet, me firent rendre ma cane & mon épée, & dirent à un Huissier d'ecrire, dont un de ces Messieurs dicta le procès-verbal, & dirent à Jantet de le signer, ce qu'il refusa, & l'on dit à l'Huissier, écrivez que Jantet present n'a pas voulu signer, ils s'en allerent, en me disant, vous trouverez ce procès-verbal au Greffe Criminel pour vous en servir quand vous jugerez à propos, il est du 12. janvier 1734. & firent payer leur vacations audit Jantet, qui lui couterent trois Loüis d'or ; ensuite je fis porter mes outils chez Madame Larcher, qui s'en chargea comme dépositaire ; pendant que l'on portoit lesdits effets, je fus diner avec l'Huissier, & laissai mon fils pour les garder ; & tandis que les crocheteurs en portoient chez Madame Larcher, ledit Jantet le pris par le bras, & le mis dehors de la salle, ferma la porte, & donna lieu à cet apprentis de me prendre deux moules, & plusieurs autres outils pour plus de 50. liv. j'avois une enclume pour forger l'étain, qui m'avoit couté 40. liv. les Crocheteurs l'ayant mis dans un coin de la salle, l'oublierent, & furent le même soir la demander, ils la nierent, ils m'ont pris pour plus de 15. liv ; de petites limes que j'avois dans des boüettes, j'etois si surpris de voir la malice noire de ce Jantet, que je ne prenoit pas garde si tous mes effets y étoient, ne m'en étant aperçû que quelques jours après, n'en ayant point d'inventaire, n'ayant pas voulu que l'Huissier en fasse un, attendu qu'il auroit fallu plus de deux jours, par la grande quantité d'outils que j'ay de plusieurs professions ; l'on mit tout dans des sacs, l'Huissier & Jantet y mirent leur cachet dessus, Jantet fissela mes coffres & mit aussi son cachet, comme s'il avoit quelques droits sur ces effets, ils sont tous dans une grange où il perissent entierement ; j'ay plaidé pendant trois mois sans pouvoir avoir aucune décision ; Jantet faisoit tout son possible par des chicanes pour que je ne puisse avoir aucune audience, & que l'on remettoit de semaine en semaine.

     J'ay de plus encore un Procès avec Mademoiselle Carteron, Imprimeur à Lyon, pour 250. qu'elle me doit, pour des caracteres que je lui ai fait, & dont elle se sert ; elle a consigné l'argent au Greffe pour les avoir ; elle se plaint que j'ay changé la matière qu'elle a fourni, n'ayant travaillé que pour elle, & n'ayant aucune autre matiere vieille je ne pouvois pas lui changer, je n'ay pû terminer ce procès par les chicanes de cette fille, ayant plusieurs amis à l'Hôtel de Ville, & entr'autres son Oncle qui la protége, &, moy étranger n'en ay point.

     Ainsi voyant toutes ces mauvaises manœuvres, je pris le parti de mettre toutes ces affaires entre les mains de Mr. Mangeot Maitre Fabricant en bas de soye, esperant que le Seigneur me rendra justice un jour, ne pouvant en avoir des hommes, & pris le parti de venir à Toulouse, où j'étois mandé pour faire une societé avec Messieurs Henault, Imprimeur & Forest Libraires, pour une fonderie en caractères d'Imprimerie qu'ils ont acheté ; la societé n'ayant pas reüssi, parce que l'accommodement n'étoit pas à mon avantage, ce qui m'obligea à reprendre le parti des Orgues, comme il est dit ci-dessus, je sortis de Lyon sur la fin du Carême 1734. je pris le coche d'eau d'Avignon, y étant arrivé, je pris la route pour aller à Aix, à Marseille & de-là à Toulon pour des raisons particulieres, & m'en revins à Aix, & pris le chemin de Beziers, où je m'embarquai sur le Canal, qui est une des merveilles de France, pour arriver à Toulouse, ayant vû tout ce qu'il y avoit de plus curieux dans les Villes où j'ay passé





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