[p. j.]

P R É F A C E.


S E C T I O N   P R E M I E R E.

Histoire abrégée de l'Orgue.

I A P R E N D R E le mot Orgue dans sa signification primitive, son origine remonte jusqu'à l'époque de la premiere invention des Arts. Dans les temps les plus reculés, on donnoit le nom d'Orgue à toutes sortes d'outils ou instruments dont on se servoit pour quelque ouvrage que ce fût. Par la suite, il fut particulièrement affecté aux Instruments de musique en général. Dans des temps moins éloignés, on l'employa pour désigner tous les Instruments à vent ; & enfin, on n'entendoit plus par le terme Orgue, qu'un assemblage de tuyaux réunis, dont la composition & le mélange plus ou moins variés, produisoient un concert plus ou moins agréable, selon le génie des différents Artistes.

     Quelques Auteurs ont donné le nom d'Orgue à tout concert de personnes qui chantent ensemble, & d'autres à un nombre de Joueurs de flûtes. Les Commentateurs de l'Ecriture Sainte le restraignent aux seuls Instruments à vent. Lorsqu'il est dit dans la Genèse que Jubal, l'un des enfants de Lamech, fut le pere ou l'instituteur des Joueurs de Cythare & des Joueurs d'Orgue ; ils pensent que le terme de Cythare comprend tous les Instruments à corde [sic], & celui d'Orgue, tous les Instruments à vent (a). Le mot Hébreu que la Vulgate rend par Organum, est rendu par Abuba (b) dans la version Chaldaïque ; & l'on voit que ce dernier terme répond assez à Ambubajarum Collegia dont se sert Horace en parlant des Joueurs de flûte ou d'orgues antiques venues de Syrie.

     Le terme latin Organum se rencontre très-souvent dans l'Ecriture Sainte. Le saint homme Job décrivant la prospérité des Impies, dit qu'ils jouent du tambour (c) & de la harpe, & qu'ils se réjouissent au son de l'Orgue. Venant ensuite à la description [p. ij.] de ses malheurs, il dit que son Orgue (d) s'est changé en une voix plaintive. L'Orgue est aussi nommé dans le Pseaume 150 (e), & mis au rang des Instruments qui servoient à la louange de Dieu ; mais c'étoient des Instruments bien différents de nos Orgues. L'expression dont se sert l'Auteur du Pseaume 136, pour marquer la tristesse où les Enfants d'Israël étoient réduits durant la captivité de Babylone, prouve que leurs Orgues étoient des Instruments portatifs & fort légers. Nous (f) avons, dit-il, suspendu nos Orgues aux saules qui sont au milieu de Babylone.

     Dom Calmet, dans la Dissertation qu'il a faite sur cette matiere, pense que l'Orgue dont il est parlé dans l'Ecriture, étoit un composé de plusieurs tuyaux, bouchés par le bout inférieur, & comme collés ensemble, dont on jouoit en les faisant passer successivement sur la levre inférieure. C'est le même dont parle Lucréce (g), quand il dit, unco sæpe labro calamos percurrit hiantes : il passe & repasse sa levre sur des tuyaux ouverts. L'Orgue, pris en ce sens, étoit fort connu des Auteurs profanes & des Poëtes, sur-tout. Virgile en attribue l'invention au Dieu Pan ; d'autres lui donnent une origine différente. Ces variétés d'opinions, dit le même Dom Calmet, ne viennent que de l'ignorance où étoient ces Auteurs, de la véritable histoire & de l'antiquité de ces Instruments, que les Grecs avoient apparemment reçus des Orientaux. Le nombre des tuyaux dont cette espece d'Orgue étoit composée, n'étoit pas toujours le même. Un Pasteur, dans Virgile (h), dit que le sien en avoit sept de grandeur inégale, faits de tiges de ciguë. Un autre dans Théocrite, se vante que le sien en avoit neuf (i). Un Ecrivain (j) cité par Dom Calmet, assure que les Turcs s'en servent encore à présent, & qu'on en voit qui ont jusqu'à quatorze ou quinze tuyaux. Dans les commencements, on croyoit que la variété des tons dépendoit uniquement de la diverse longueur des tuyaux. Depuis, on y ajouta des trous. On a varié de même sur la matiere. Ces premieres Orgues étoient composées de roseaux, & les roseaux du lac Orchomenien, en Gréce, étoient célebres [p. iij.] pour cet usage. Le métal ayant paru plus propre à conserver long-temps la justesse de l'accord, on s'en est servi préférablement à toute autre matiere. On joue un grand nombre d'airs sur cet instrument. Il y a encore à présent certains ouvriers, comme les Chaudronniers, &c. qui, dans certaines Provinces, en jouent par les rues, pour faire connoître leur profession au public.

     On voit depuis quelques années à Paris, près le Pont-neuf, un Particulier qui vend de ces instruments faits de morceaux de roseau, & qui en joue lui-même de façon à attirer l'attention des personnes les plus graves. Je l'ai vu même s'accompagner d'une maniere fort agréable avec une mandoline.

     II La simple Flûte que nous connoissons, & qui est en usage aujourd'hui, est un instrument fort ancien. Les Hébreux en ont eu de diverses sortes ; les unes simples ; les autres composées. Saumaise, sur Solin, remarque que les anciennes Flûtes n'avoient qu'un ou deux trous, d'où vient qu'on en avoit ordinairement deux ensemble ; l'une au côté droit de la bouche, & l'autre au côté gauche. Enfin, la Flûte simple percée de plusieurs trous, faisant le même effet & avec plus de facilité que tous ces divers tuyaux, on négligea ces derniers, & on s'en tint à la Flûte. III Ces anciennes Flûtes & celles de Pan, dont on vient de parler, ont donné les premieres idées de l'Orgue, qui est devenu par la succession des temps, le plus grand, le plus estimé & le plus harmonieux de tous les instruments de musique. On l'appelle le Roi des Instruments, parce qu'il les réunit & les imite tous, même ceux à corde [sic] : aussi a-t-il été choisi & préféré à tous les autres pour être placé dans nos Eglises, à cause de sa noblesse & de sa supériorité, comme plus conforme à la majesté du culte Divin (k).

     Le mot Orgue, si long-temps équivoque, ayant anciennement signifié tous les Instruments de musique, & même le concert de plusieurs personnes qui chantent ensemble ; il est difficile de discerner le sens de quelques passages épars dans différents Auteurs. On a d'autant plus de difficulté à les entendre, que la plupart, ou peut-être tous ont écrit sur une matiere qui leur étoit inconnue ou peu s'en falloit : aussi s'en trouve-t-il plusieurs qui ont dit des choses absurdes & ont donné évidemment dans des erreurs grossieres. Je crois que [p. iv.] c'est l'Art sur lequel on a le moins écrit, & vraisemblablement le plus mal.

     IV On sait que les anciens ont divisés [sic] les Orgues en deux especes principales, en hydrauliques & en pneumatiques. Les unes & les autres n'ont jamais pu jouer que par le vent, excité dans les hydrauliques ou par une chûte d'eau, comme à nos grandes forges à fer, ou par un courant d'eau, qui, faisant tourner une roue à aubes, comme dans plusieurs de nos Usines, donnoient le mouvement à des manivelles, à des pompes semblables à celles de nos machines pneumatiques, ou par la vapeur de l'eau bouillante, comme à l'Eolipile & à nos pompes à feu ; ou enfin, par des soufflets que l'eau faisoit mouvoir, par le moyen de manivelles adhérentes à leurs axes, comme à nos moulins à scier le bois, ou par quantité d'autres machines que chacun imaginoit, & où l'eau étoit la cause du mouvement qui procuroit le vent. Les Orgues pneumatiques sont celles d'aujourd'hui, où l'eau n'est point nécessaire.

     V L'Orgue hydraulique est le plus ancien. L'invention en est communément attribuée à Ctésibius, Mathématicien célebre d'Alexandrie, sous le regne de Ptolomée Physcon, environ 120 ans avant J. C., du moins c'est lui qui avoit imaginé un arbre sur lequel on faisoit chanter un grand nombre d'oiseaux, & dont le silence des Auteurs nous laisse ignorer la mécanique. Tertulien parle d'un Orgue (l) dont il fait honneur à Archimède ; mais M. l'Abbé de Saint-Blaise observe (m) que l'Instrument dont parle Tertulien, étoit différent de celui qu'on attribue à Ctésibius.

     VI L'Orgue hydraulique le plus célebre & dont un plus grand nombre d'Auteurs ayent parlé, est celui dont Vitruve a donné la description (n) ; comme il a paru le plus merveilleux, on s'est plus exercé à découvrir & à concevoir sa composition & sa mécanique, d'après l'obscure & inintelligible description qu'en fait Vitruve. Je ne nommerai que deux Ecrivains également recommandables par leur science & leur habileté, le Pere Kircher, Jésuite, & M. Perraut [sic] : le premier en parle assez au long dans l'ouvrage qui a pour titre, Magia Phonocamptica, où il donne des figures gravées, pour expliquer la Description de Vitruve ; mais il paroît qu'il donne plutôt l'idée d'un [p. v.] Orgue de sa propre composition, que de celui dont parle Vitruve, auquel il n'a aucun rapport. VII M. Perrault a voulu éclaircir la Description de Vitruve, il a même fait construire un Orgue en petit, d'après l'idée qu'il s'étoit faite de celui de Vitruve : cette machine fut mise dans la Bibliothéque du Roi, avec plusieurs autres, tant anciennes que modernes ; mais on ne voit pas que ce grand Architecte ait été plus heureux que le savant Pere Kircher. Au reste, Vitruve dit expressément (o) que pour bien l'entendre, il faudroit avoir vu la machine qu'il décrit, & avoir des connoissances dans ces matieres : ainsi puisqu'il est impossible de voir cette machine, on ne peut en porter aucun jugement : il est même remarquable que Vitruve ne dit pas avoir jamais vu cet Orgue ; s'il n'en a parlé que sur le rapport d'autrui, ou sur une tradition populaire, y auroit-il de la témérité à avoir quelque doute sur son existence ?

     L'Auteur d'une lettre, qu'on a long-temps attribuée à S. Jérôme, & qu'on a reconnu n'être pas de lui, parle d'un Orgue qu'il dit avoir été en usage chez les Hébreux, & qui s'entendoit de mille pas, comme de la ville de Jérusalem au Mont des Oliviers. Cette machine consistoit en deux peaux d'éléphant, qui formoient la laye, contenant peut-être les soupapes, (ce qu'il est difficile de concevoir) ; il y avoit douze grands soufflets & quinze tuyaux d'airain. L'Auteur, quel qu'il soit, ne donne pas une grande idée de ses lumieres dans ce genre, lorsqu'il parle de cet Instrument. Il veut trouver les deux Testaments dans les deux peaux d'éléphant ; il imagine la figure des Patriarches & des Prophètes dans les quinze tuyaux, & celle des Apôtres dans les douze soufflets. Ce n'est pas la peine de transcrire ce passage. Dans les anciennes éditions de Saint Jérôme, cette lettre est la 28e. (p). Les derniers Editeurs de S. Jérôme l'ont rejettée parmi les ouvrages apocriphes où elle se trouve avec ce titre : Ad Dardanum, de Instrumentis Musicis, tome v. pag. 191.

     M. l'Abbé de Saint-Blaise donne deux figures de cet Orgue, telles qu'il les a trouvées ; l'une dans un manuscrit du dixieme siécle, de l'Abbaye de Saint Emmerand de Ratisbonne, & l'autre de sa propre Abbaye, du treizieme siécle. Ces deux figures sont totalement différentes, & paroissent d'une composition arbitraire. On n'est donc [p. vj.] pas mieux fondé à croire que cet Orgue ait jamais existé, du moins selon l'idée que plusieurs Auteurs ont tâché de nous en donner.

     VIII Sous l'Empire de Néron qui régna depuis l'an 54, jusqu'à l'an 68, on vit paroître à Rome un Orgue hydraulique d'une construction inconnue jusqu'alors. Suétone rapporte (q) que ce Prince employa partie d'une journée à l'examiner avec la plus singuliere satisfaction. En quoi cette machine étoit-elle différente de celles qui avoient précédé ? C'est ce que nous ignorons.

     IX On a prétendu que la décadence des beaux Arts entraîna la perte des Orgues hydrauliques, lorsque les nations barbares eurent ravagé l'Empire & inondé toute l'Europe : aussi S. Augustin (r) ne paroît-il avoir connu que l'Orgue à soufflets. En admettant cette opinion, l'invention de l'Orgue hydraulique auroit été renouvellée dans le neuviéme siécle. En effet, l'histoire fait mention d'un Orgue hydraulique que l'Empereur Louis le Débonnaire fit construire dans son palais à Aix-la-Chapelle, par un Prêtre Vénitien nommé George (s).Il est dit ailleurs qu'il fut construit à la maniere des Grecs (t). Ainsi l'on peut croire que l'usage s'en étoit perdu en Occident ; mais que s'étant conservé dans l'Empire Grec, il reparut dans nos contrées sous les Empereurs François. Nous ignorons, & le temps où l'on a commencé à introduire cette espèce d'Orgue dans les Eglises, & celui où l'on a cessé de s'en servir. Ce qui est certain, c'est que du temps de Guilhaume de Malbesburi [sic] (u) Ecrivain du douziéme siécle ; on s'en servoit encore dans une Eglise d'Angleterre.

     Il reste à savoir comment on pouvoit construire un Orgue hydraulique dans les Eglises, où il n'est certainement pas ordinaire d'avoir la commodité des rivieres ou des ruisseaux, pour se procurer des courants & des chûtes d'eau. Les Auteurs ne nous apprennent rien sur cet objet. Il nous ont laissé ignorer de même tout le détail de la construction de ces Instruments.



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Notes de bas de page

(aSynops. Crit. in Genes. c IV v. 21.
(b) Dom Calmet. Dissert. sur les Instrum. de Musiq. dans le 2e vol. du Com. Litt. des Ps. p. 87.
(c) Job. 21 v. 13.
(d) Job. 30. 31.
(ePsal. 150 v. 4
(fIn salicibus in medio ejus suspendimus organa nostra. Ps. 136. 2.
(gLucret . lib. 4.
(hEst mihi disparibus septem compacta cicutis, fistula. Eclog. II. v. 37.
(i) SurigG an epoihsa calan egw enneafwnon.
     Fistulam egregiam ego feci quæ novem sonos emittit. Théocrite, Idille 8e. v. 18.
(j) Pietro della valle [sic], Epist. 61.
(k) Jérôme Diruta, Italien.
(l) Dans le Traité de l'Ame, ch. 14.
(mDe Cantu & Musica Sacra. tom. 2. pag. 138.
(nDe Architect. libr. 10. cap. 13.
(oDe Architectura. lib. 10. cap. 13.
(pEpist. 28. ad Dardanum.
(qReliquam diei partem, per Organa hydraulica, novi ignotique operis circumduxit. Suet. in Nerone.
(rOrgana dicuntur omnia Instrumenta musicorum. Non solum illud Organum dicitur quod grande est, & inflatur follibus, sed etiam quidquid aptatur ad cantilenam & corporeum est. Quo Instrumento utitur qui cantat, Organum dicitur. S. Aug. in Ps. 56.
(sHic est Georgius veneticus, qui de Patria sua ad imperatorem venit, & in Aquensi Palatio, Organum, quod Græcè hydraula vocatur, mirifica arte composuit. Eghinard, de translatione SS. Martyr. Petri & Marcellini. cap 16.
(tPresbyter quidam de Venetia, qui diceret Organum more Grecorum posse componere. Autor vitæ Ludovici Pii.
(uExtant etiam apud illam Ecclesiam Organa hydraulica, ubi mirum in modum aquæ calefactæ violentia, ventus emergens implet concavitatem barbiti, & per multiforatiles transitus Æneæ [sic] fistulæ modulatos clamores emittunt. Villel. Malbesb. apud Ducange, ad vocem O
RGANUM.


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