[p. vii.]


     X Nous ne connoissons pas mieux le premier Inventeur de l'Orgue pneumatique ou sans eau, ni le nombre & la quantité de jeux dont il étoit composé dans les premiers temps, non plus que leur étendue. Il est à présumer qu'il n'y eut d'abord d'autre différence entre ces deux espèces d'Orgues, qu'en ce qu'au lieu de l'eau dont on se servoit pour pousser le vent dans les tuyaux, quelqu'un imagina de faire mouvoir les soufflets sans le secours de l'eau, afin d'éviter les grands inconvénients qui devoient en résulter, comme beaucoup d'humidité, & par conséquent le prompt dépérissement de toute la machine. Au reste, nous ne savons rien de plus certain sur la construction de cette seconde espèce d'Orgue dans son commencement que sur celle des hydrauliques.

     XI C'est contre toute vraisemblance que quelques-uns ont attribué l'invention de l'Orgue sans eau à l'Empereur Théophile. Il y eut des Orgues de cette espèce au moins dans le cinquiéme siécle, où S. Augustin en parle, & cet Empereur n'a vécu que dans le neuvieme. Ce qui a trompé les Auteurs de cette opinion, c'est qu'ils ont mal entendu deux passages de Constantin Manassés & de Michel Glycas. Selon le Grammairien Léon, cité par Ducange, l'Orgue de Théophile, dont parlent ces Historiens, étoit un arbre avec des oiseaux dont il imitoit le chant.

     XII Dans les recherches qu'on peut faire sur l'antiquité de l'Orgue sans eau, & sur le temps où l'on a commencé de s'en servir dans les Eglises, il faut se souvenir que le nom d'Orgue se donnoit, comme nous l'avons déja dit, non-seulement à tous les Instruments de musique, mais quelquefois encore à ce qui n'étoit qu'un concert de plusieurs voix réunies. On ne peut donc pas l'appliquer à l'Orgue à soufflets, à moins que celui dont on parle ne soit bien distingué & caractérisé par les Auteurs. Le passage de S. Augustin, rapporté ci-dessus, prouve qu'il étoit connu en Occident au moins dans le cinquieme siecle. Mais étoit-il en usage dans les Eglises ou seulement dans les concerts particuliers ; c'est sur quoi l'on n'a rien de positif.

     XIII L'illustre Duranti, Premier Président du Parlement de Toulouse, examine cette question dans son excellent Traité des Rits de l'Eglise Catholique (a). Il croit qu'il y a long-temps qu'on a commencé à [p. viij.] introduire les Orgues dans les Eglises. Son opinion est fondée sur ce qu'un Commentateur de l'Ecriture Sainte, plus ancien, dit-il, que Saint Grégoire le Grand, dit en expliquant un verset de Job, que l'usage des Orgues n'étoit point défendu (b), puisqu'on peut s'en servir par un sentiment de pièté [sic], & qu'on s'en sert même dans les Églises. Nous ne connoissons point cet Auteur ; mais plus il est ancien, plus on doit présumer qu'il a pris l'Orgue dans un sens général pour tout Instrument de musique, ou même pour un accord de plusieurs voix réunies. S'il avoit voulu parler de l'Orgue dont il s'agit ici, & que S. Augustin appelle grand Orgue & à soufflets, il se seroit sans doute expliqué d'une maniere plus positive. La même équivoque peut avoir trompé les Auteurs des Pontificaux ou des Vies des Papes, qui disent en parlant du Pape Vitalien, élu en 657, & mort en 672 qu'il régla le chant Ecclésiastique (c), & qu'il y employa des Instruments communément appellés ORGUES. Bullée, cité par M. l'Abbé de Saint Blaise, rapporte deux vers d'un Poëte Mantouan, dont le sens est, que le Pape Vitalien, natif de Ségni (d), établit des Orgues composées de métal qui jouoient aux grandes Fêtes, pendant le service divin. Quelle que soit l'autorité de ce Poëte, les Orgues dont il parle n'étoient pas celles que Saint Augustin appelle les grandes Orgues.

     XIV Il paroît que depuis l'invasion des Barbares, l'usage en fut inconnu en Occident jusqu'à l'époque célebre où l'Empereur Constantin Copronyme envoya, vers l'an 757, un Orgue au Roi Pépin. La maniere dont les Auteurs ont parlé de cet Orgue, & même d'un autre que Charlemagne reçut vers l'an 812 de l'Empereur Constantin Curopalate, prouve qu'on les regardoit comme des Instruments de musique nouvellement inventés, ou du moins inconnus jusqu'alors dans toute l'étendue de l'Empire François ; & de-là il s'en suit que ces Orgues étoient d'une espece bien différente de celles qu'on veut que le Pape Vitalien ait employées à Rome dans les grandes solemnités. Celles-ci devoient consister en des Instruments de musique, à vent, propres à soutenir & à faire mieux paroître les voix, mais dont la forme nous est d'ailleurs inconnue. Après tout, l'autorité du Poëte de Mantoue, n'est pas d'un assez grand poids pour qu'il soit [p. ix.] nécessaire de l'expliquer. Le silence de Baronius & de M. Fleuri sur cet établissement du Pape Vitalien, forme un grand préjugé contre ce qu'en ont dit les Pontificaux. Ces deux Auteurs ne manquent jamais d'observer les établissements qui ont été faits sous le Gouvernement de chaque Pape. Le silence qu'ils gardent sur cet objet est donc une preuve qu'ils ne se sont pas crus assez fondés pour en faire honneur au Pape Vitalien.

     XV Tous nos Auteurs ont parlé de l'Orgue dont l'Empereur Constantin Copronyme fit présent au Roi Pepin, vers l'an 757 ; mais aucun n'a dit à quel usage il fut employé, ni où il fut placé ; si ce fut à l'Eglise ou dans le Palais de Compiégne où le Roi tenoit alors une assemblée de la Nation. Même silence de la part des Historiens, sur l'usage que fit Charlemagne d'un autre Orgue qui lui fut envoyé de Constantinople, vers l'an 812, par l'Empereur Constantin Curopalate

     XVI Ducange a cru voir dans deux Chartres rapportées par Ughelli (e), que sous le regne de Charlemagne, il y avoit un Orgue dans l'Eglise de Véronne. Le savant Muratori n'est pas de ce sentiment. Ce qui le porte à le rejetter, c'est qu'il ne s'agit dans ces deux Chartres, que d'une porte de la ville de Véronne, appellée la porte de l'Orgue ; car de cette dénomination, & de ce qu'auprès de cette porte on aura construit un Monastere nommé Sainte-Marie de l'Orgue, il ne s'ensuit pas, dit-il, qu'il y eût dans l'Eglise un Orgue de l'espece dont nous parlons.

     XVII Le premier Orgue à soufflets, sans le secours de l'eau, qui paroisse certainement avoir été en usage dans les Eglises, est celui que l'Empereur Louis le Débonnaire fit placer dans celle d'Aix-la-Chapelle. Celui-ci étoit différent de l'Orgue hydraulique dont on se servoit dans le Palais Impérial, & que le même Prince avoit fait construire par le Prêtre Vénitien dont nous avons déja parlé. Walafride Strabon (f) observant que cet ouvrage étoit un de ceux dont la Grece se vantoit d'être en possession, donne à entendre 1o. que c'étoit un Orgue de la même espece que celui que Charlemagne avoit reçu en présent de l'Empereur de Constantinople, & qui étoit certainement à soufflets, comme on le verra dans la suite. 2o. Que ni l'Eglise [p. x.] Romaine ni aucune autre de l'Empire d'Occident, ne s'étoit vantée jusqu'alors d'avoir à son usage un Orgue de la même espece.

     XVIII L'habile Facteur qui avoit présidé à sa construction, forma des Eleves qui en firent bientôt de semblables dans les autres Eglises d'Allemagne ; de sorte que 30 ou 40 ans après la mort de Louis le Débonnaire, l'Allemagne se trouva en état de fournir à Rome des Orgues & des Facteurs ; c'est ce qu'on voit par une Lettre du Pape Jean VIII à Annon, Evêque de Frisingue, dans la haute Baviere. Ce Pape fut élu en 872, & mourut en 882. Nous vous prions, dit-il (g), de nous envoyer le meilleur Orgue, avec un Artiste capable de le bien gouverner, & de le mettre sur tous les tons nécessaires pour la perfection de notre musique. XIX C'est probablement le premier Instrument de cette nature qui ait été en usage dans les Eglises de Rome ; du moins n'a-t-on pas de preuves certaines qu'il y en eût auparavant.

     XX De Rome, l'Art de faire des Orgues passa bien-tôt au reste de l'Italie, & il paroît que les Moines devinrent habiles en cette partie. On peut l'assurer en particulier de Bobio, Abbaye fondée par Saint Colomban, dans le Milanois. Gerbert, Abbé de ce Monastere, & depuis Pape sous le nom de Sylvestre second, étoit le plus grand Mathématicien de son temps. Gérard, Abbé d'Aurillac, dans la haute Auvergne, qui avoit eu soin de son éducation, lui écrivit vers l'an 986 pour lui demander un Orgue. Sa réponse fut que les guerres d'Italie ne le lui permettoient pas. L'année suivante, Gérard étant mort, Gerbert écrivit à son successeur, que se voyant obligé de suivre en Allemagne l'Impératrice Théophanie, il ne pouvoit lui rien dire de positif, ni au sujet de l'Orgue XXI d'Italie qu'il demandoit, ni au sujet du Religieux qu'il pouvoit charger de la conduite de cet ouvrage. Ces deux Lettres de Gerbert se trouvent dans le 4e. tom. des Annales de Dom Mabillon, p. 34 & 40. Elles prouvent que dans le dixieme siecle les Orgues d'Italie avoient de la réputation ; qu'elles étoient connues en France, & que le Monastere d'Aurillac vouloit en avoir aussi dans son Eglise. Mais ni ces Lettres, ni aucun autre monument de l'Histoire, ne nous apprennent si cet Abbé parvint à se procurer cette satisfaction.

     XXII En lisant une piece de vers en l'honneur de Sigon, Abbé de Saint [p. xj.] Florent de Saumur en Anjou, on se sent porté à croire, qu'au moins à cette époque, il y avoit un Orgue dans son Eglise car on loue son habileté dans la musique organique (h). Le texte n'est pas assez clair pour convaincre qu'il s'agisse ici de l'Orgue dont nous parlons. M. l'Abbé de Saint-Blaise pense même (i) qu'on peut l'entendre d'un concert de plusieurs voix, qu'on appeloit vulgairement Concerts organiques.

     XXIII Le premier Orgue de France dont ont ait une connoissance bien assurée, ne remonte pas au-delà du douzieme siecle : alors il y en avoit un dans l'Eglise de l'Abbaye de Fécamp. Baudri, Archevêque de Dol, écrivant aux Religieux de cette Abbaye, témoigne la satisfaction qu'il a eue de l'entendre. Une courte description qu'il en en donne, fait voir que c'étoit un Orgue à soufflets comme les nôtres : de plus, il en prend la défense contre certaines gens qui, n'étant pas en état de s'en procurer de semblables, trouvoient à redire qu'on en eut introduit l'usage dans les Eglises.

     XXIV Il paroît que cet usage a commencé bien plutôt en Angleterre qu'en France. On voit par quelques vers de Wolstan, Moine de Westminster, en l'honneur d'Elfege, Evêque du lieu, au milieu du dixieme siecle, un Orgue considérable dans l'Eglise même de Westminster, qui étoit Cathédrale & Abbatiale. C'est tout ce que nous pouvons dire de plus certain sur l'époque de l'introduction de l'Orgue dans les Eglises. Les vers latins de Wolstan seront rapportés plus bas, No. XXXII.

     XXV Nous voudrions présentement pouvoir nous étendre sur toutes les parties dont l'Orgue à soufflets étoit composé dans les commencements ; dire par quels degrés il est parvenu au point de perfection où nous le voyons, & nommer les Artistes qui ont eu quelque part à ses accroissements ; mais les anciens nous ont laissé sur tous ces objets, dans une ignorance qu'il n'est pas possible de dissiper.

     XXVI On a déja vu que les premieres Orgues, c'est-à-dire, les Flûtes à plusieurs tuyaux, dont les divers assemblages ont fait naître les premieres idées des grandes Orgues, étoient de roseaux, & que dans la suite on y employa le métal comme étant plus propre à conserver long-temps l'accord ; mais on a fait aussi des Orgues avec d'autres matieres. Il s'est trouvé des Artistes curieux qui ont voulu signaler [p. xij.] leur adresse & leur industrie en y employant le verre, & l'on étoit parvenu à lui donner beaucoup de son. On parle d'un Ouvrier Napolitain, qui en avoit fait un dont les tuyaux, & même le clavier, étoient d'albâtre. Cet ouvrage avoit également bien réussi, & son auteur en fit présent à Frédéric, Duc de Mantoue. Léandre, selon le rapport de Majolus (j), assure avoir vu cet Orgue à Venise. D'autres en ont fait avec du carton. Il y a maintenant à Paris un Particulier, rue des Ciseaux, qui s'est fait un Orgue dont tous les tuyaux, tant à bouche qu'à anches, sont faits avec des cartes à jouer. Il paroît qu'on ne s'est servi de ces matieres que pour la curiosité & la singularité, sans être persuadé qu'elles fussent les plus propres à ces sortes d'ouvrages. On en a fait avec l'or, l'argent & le cuivre, mais les métaux qu'on a trouvés les plus commodes à faire les tuyaux d'Orgue, c'est le plomb & l'étain. Ils ne sont pas chers comme l'or & l'argent ; ils ne sont pas difficiles à travailler comme les autres métaux, & ils rendent un son doux & harmonieux. On employoit aussi beaucoup le bois, comme on le fait encore aujourd'hui.

     XXVII Les Anciens se servoient souvent de l'airain ou du cuivre. Le terme æs, qu'on trouve dans tous les Auteurs Latins, se rend en François par le mot Cuivre, qu'on entend le plus ordinairement du cuivre rouge. Cependant il paroît que le grand nombre des Anciens a voulu désigner par cette expression, un mélange de plusieurs métaux dont le cuivre rouge faisoit la base & la principale partie. On nomme encore quelquefois aujourd'hui airain, le bronze dont on fait les statues & les canons ; c'est un mélange de cuivre rouge, de laiton & d'un peu d'étain. Le bronze dont on fait les cloches, est bien souvent nommé airain ; c'est un mélange de cuivre rouge avec un peu d'étain. On ignore de quelle espece de métal ou mélange étoit cet airain dont on faisoit les tuyaux d'Orgue. Etoient ils [sic] faits d'un cuivre battu & réduit en lames assez minces pour être roulées & soudées ? Ou bien, étoient-ils jettés en fonte ? C'est ce qu'aucun Auteur ne nous a expliqué.



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Notes de bas de page

(aLib. I. cap 13. de Organis.
(bNeque enim Organorum usus prohibitus erat, quando quidem hoc ipsum cum pietate fieri potest. In templis enim sunt illis ipsi usi. Ibid. pag. 92 & 93.
(cInstituit cantum, adhibitis Instrumentis, quæ vulgari nomine Organa dicuntur. Vit. Pontific.
(dSignius adjunxit molli conflata metallo Organa quæ festis resonant ad sacra diebus. De Cantu & Musica Sacra. tom. 2. p. 141.
(eItal. Sacr. tom. V. pag. 604. & 610.
(fEn queis præcipuè Jactabat Græcia sese Organa Rex magnus non inter maxima ponit. Walafrid. Strabo, carmina de apparatu Templi Aquisgran.
(gPrecamur autem ut optimum Organum cum artifice, qui hoc moderari, & facere ad omnem modulationis efficaciam possit, ad instructionem musicæ disciplinæ, nobis aut deferas, aut mittas. Épist. Joan, Pap. VIII.
(hSingularis Organali regnabat in musica. Apud Mabill. Annal. tom IV. pag. 551.
(i) Page 143.
(j) Colloq. 23.


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